jeudi 3 février 2011

Ayahuasca, plante de guérison

Introduction

Ce récit est la chronique d'une cure suivie en Amazonie, utilisant une plante de guérison considérée comme sacrée depuis probablement plus de quatre mille ans par de nombreux peuples du bassin amazonien. La plante centrale dans cette cure est surtout connue sous le nom d'ayahuasca, mot d'origine Quechua qui signifierait "liane des esprits" (aya : esprit, mort, huasca : corde, liane), mais chaque groupe culturel qui l'utilise la désigne dans sa propre langue.
Je ne suis pas une spécialiste et encore moins une scientifique, j'ai simplement été initiée. Grâce à cette expérience et à la curiosité qu'elle a éveillé en moi, j'ai rassemblé des informations dont ce témoignage donne une synthèse.

Tout d'abord, quelques explications sur cette plante. Il s'agit d'une liane dont la principale caractéristique est son effet vomitif puissant, et éventuellement laxatif : une véritable purge tonique (et non toxique), mais son action ne se limite pas là. Lorsqu'elle est cuite en décoction avec la chacruna, un arbrisseau local, la boisson qui en résulte est extrêmement concentrée en alcaloïdes, le DMT notamment. Celui-ci est naturellement présent dans l'organisme humain, où il est responsable des rêves nocturnes. Mais cette substance n'a ordinairement pas d'effet hallucinogène, car son action est bloquée par un enzyme digestif. Dans la décoction, l'enzyme en question est inhibé par les alcaloïdes fournis par l'ayahuasca (harmine et harmaline...) et le DMT peut alors produire ses effets sur le cerveau. D'autres plantes sont souvent ajoutées au mélange,  selon différentes variantes, mais ces deux-là sont les principales pour l'action thérapeutique.
Ainsi, la préparation associe l'apparition de contenus notamment inconscients sous forme de visions (refoulés, oubliés, parfois même nous ayant échappé, comme des non-dits ou ce qui a précédé notre naissance) à un profond nettoyage corporel. Or, on sait en naturopathie que le corps humain, notamment les intestins souvent présentés comme une mémoire émotionnelle, garde des traces physiques du vécu non métabolisé : peurs, traumatismes physiques ou émotionnels, grandes peines... Ces événements non digérés restent emprisonnés dans l'organisme, nous empoisonnent peu à peu, autant psychologiquement que physiquement. Si elle secoue quelque peu sur le moment, l'évacuation des déchets du passé associée aux visions qui en montrent le contenu émotionnel, symbolique, relationnel, constitue une libération extrêmement bienvenue pour l'âme autant que pour le corps.

Cette médecine particulièrement efficace se distingue à bien des égards des psychothérapies développées en occident. D'une part, nulle prise de conscience intellectuelle n'est nécessaire pour régler un problème, en éliminer les scories. Parfois même les blocages se défont sans qu'aucune vision ne leur soit associée. D'autre part, le processus souvent compliqué, long et douloureux se déroulant entre prise de conscience et dépassement du problème est ici aboli : la guérison passe par la purification physique. Dans ces deux cas de figure, c'est souvent par la suite que l'on constate les évolutions psychologiques et comportementales que la cure a entraîné. En somme, cette thérapie est basée sur le corps, et non sur le mental. Pour réussir, elle demande surtout une volonté claire, un lâcher prise, ainsi que la confiance dans les plantes utilisées et, on le verra bientôt, dans les guérisseurs.
De nombreux scientifiques modernes, perplexes de constater le génie de cette association entre diverses substances végétales, se sont demandé comment les habitants de l'Amazonie avaient pu découvrir avec précision cette recette de guérison. Par tâtonnement ? Avec plus de 80 000 espèces végétales habitant la forêt, cela semblait impossible. En acceptant de se dégager de leurs méthodes et concepts habituels, les chercheurs ont enfin pu prendre en compte les explications des guérisseurs amazoniens. On découvre alors une tout autre façon de concevoir le vivant et les relations entre les humains et le reste du monde.
Les guérisseurs amazoniens (à dessein j'évite le mot chaman, d'origine nord-asiatiques, qui se réfère à des traditions sensiblement différentes) disent qu'ils ne trouvent pas les vertus médicinales d’une plante, mais que c’est elle qui se manifeste à eux. Tout d'abord considérée comme une métaphore employée en l'absence de terme scientifique adéquat, cette affirmation s'est finalement révélée beaucoup plus concrète qu'il n'y paraît. En premier lieu, l'analogie de forme entre un symptôme ou un organe et une plante peut être identifiée par le vegetalista comme le signe de son utilisation médicinale. Ce que l'expérimentation confirme ensuite. C'est une des façons qu'ont les plantes de se manifester, mais il y a plus : car une fois leur perception ordinaire ouverte sous l'effet d'une plante (le tabac brut local par exemple : étant riche en alcaloïdes, il peut agir sur l'état de conscience), les amazoniens sont plus réceptifs à leur environnement via l'intuition. Les guérisseurs reçoivent alors des messages transmis par d'autres plantes, qui leur enseignent comment ils doivent les employer. Certes, la pensée logique ou scientifique ne peut considérer que comme absurde ce genre d'affirmations, pourtant elles expriment surtout l'utilisation des capacités d'observation et d'intuition, fort utiles en recherche.
Ces plantes considérées comme sacrées renferment donc une archive ancestrale, source d'information pour comprendre le monde, l'environnement, et l'employer à bon escient. Ainsi, les végétaux sont considérés comme des êtres vivants à part entière et, du fait qu'ils communiquent avec les humains, des entités spirituelles leur sont attribuées au même titre qu'à tout autre être vivant. Selon que ces plantes soignent ou enseignent, leurs esprits sont nommés docteur ou maître. Ces deux procédés sont des étapes sur un même chemin, le corps devant d'abord être soigné et purifié pour que l'on puisse, ensuite, recevoir un enseignement spirituel, plus universel.
Alors que la médecine occidentale considère généralement le fait de croire aux hallucinations comme un symptôme psychotique, les visions induites par les plantes sont interprétées en Amazonie comme des phénomènes de clairvoyance, souvent considérés comme plus authentiques que ce qui est visible au quotidien, en état de veille ordinaire. Les vertus phytothérapeutiques découvertes par ce biais semble aller dans ce sens.

D'après de nombreuses études scientifiques, il semble que l'ayahuasca ne soit ni toxique, ni addictive. En Amazonie, il n'existe aucune trace d'intoxication, d'addiction ou d'accident après des milliers d'années de consommation rituellement encadrée. Ce n'est donc pas une drogue au sens ou on l'emploie généralement. Il faut d'ailleurs préciser que cette préparation n'est pas considérée comme hallucinogène, mais enthéogène (terme d'origine grecque, composé de en : à l’intérieur, theos : dieu, gen : générer). On pourrait parler de perception du divin en soi, grâce à l'élargissement de la conscience qu'elle induit.
Plus récemment, dans le cadre de thérapies, des médecins (en Europe, aux Etats Unis...) expérimentent sur divers symptômes l'utilisation de substances psychoactives telles que le DMT ou le LSD. En France toutefois, l'ayahuasca est inscrite au tableau des stupéfiants et son usage est interdit. Dans d'autres pays (Brésil, Etats Unis, Belgique...), elle est parfois autorisée dans le strict cadre des rituels religieux, tandis que son commerce est prohibé.
A ce sujet il faut savoir que, selon les Amazoniens, les visions sont souvent induites et orientées par le guérisseur. Ainsi il semble indispensable et très important de bien choisir celui-ci et d'avoir une pleine confiance en lui afin d'éviter les erreurs ou les tentatives de manipulation. En effet, se fier à une personne qui ne serait pas sérieuse, insuffisamment expérimentée ou même mal intentionnée peut avoir des conséquences fâcheuses. Dans ce sens, il paraît beaucoup plus raisonnable d'envisager ce type de cure auprès d'un guérisseur amazonien ancré dans la tradition, manifestant toute la bienveillance et l'ouverture d'esprit nécessaires, qu'auprès de quelqu'un qui n'en maîtrise pas tous les aspects. Du fait de la législation ce n'est plus possible en France, mais dans d'autres pays voisins certains initiés peuvent être tentés de s'improviser guérisseurs. Cet écueil semble à éviter aussi vis-à-vis de marchands d'émotions fortes qui, sous couvert de développement personnel, proposeraient cette médecine sans la maîtriser à fond, notamment dans un but lucratif.
Cette médecine est puissante et met en contact avec des énergies non moins puissantes et mon témoignage n'a pas pour but d'en faire une apologie aveugle. C'est à la condition d'un accompagnement rituel et d'un suivi thérapeutique rigoureux, et éthiquement sains, que l'ayahuasca offre une expérience inédite de guérison, de connaissance de soi et de sa propre histoire, d'ouverture spirituelle et de compréhension du monde.

Pour ma part, j'ai passé de nombreuses années à me soigner par tous les moyens possibles développés en Occident, sans jamais parvenir à un résultat réellement probant. Bien sûr, j'ai cheminé, compris certaines choses et j'ai évolué, mais le fond du problème restait très présent : je n'étais pas guérie et la vie me le rappelait régulièrement. C'est un peu en désespoir de cause que je me suis lancée dans cette aventure au Pérou, et j'y ai tout gagné ! Mon existence en a été transformée : sans devenir quelqu'un d'autre pour autant, la structure de ma personnalité s'est trouvée épurée de nombreux complexes et blocages anciens, et cette libération rejaillit dans mes relations, mes attitudes, mes actions, mes projets, mes interprétations... dans tous les domaines. Il ne s'agit pas de vivre à l'abri de tout soucis, mais de faire face à ceux qui se présentent en restant debout, l'esprit clair, de recevoir et vivre les émotions sans se laisser déborder par elles, de continuer d'évoluer avec ses forces et ses faiblesses, telles qu'elles sont.
Vous qui allez lire ce livre, sachez que si l'ayahuasca a choisi de se manifester à vous par ce biais, c'est peut-être qu'il contient des réponses à certaines de vos questions. Il n'y a pas de hasard ! Voilà donc la chronique de cette merveilleuse expérience, livrée en toute sincérité. Ce témoignage puisse-t-il être une pierre à l'édifice que chacun cherche à faire de sa vie. Bonne lecture et bon voyage !




PREMIÈRE PARTIE : A LA RECHERCHE DE LA SOURCE

L'origine du voyage

Dimanche 6 décembre.
En vol pour Lima via Miami, je pars faire une retraite d'un mois dans la forêt d'Amazonie chez un curandero, un guérisseur qui utilise l'ayahuasca. C'est une plante dont j'ai entendu parler pour la première fois il y a environ dix ans. Une connaissance partait au Pérou faire une cure un peu spéciale, qu'elle présentait comme une sorte de psychothérapie condensée permettant aussi de nettoyer le corps des drogues et toxiques consommés. Exactement ce qu'il me fallait ! Quand j'avais demandé les coordonnées de ce lieu, la personne qui me l'avait présentée m'avait dit : non, c'est pas pour toi. Pas un pote, celui-là. Dépitée, au lieu de manifester une insistante détermination j'avais mis le sujet de côté et m'étais concentrée sur le yoga, seul moyen de m'équilibrer que j'envisageais alors.
Deux ans après, sur le forum internet d'un musicien très lié à l'Amérique latine, quelqu'un cite un végétal utilisé en Amazonie pour soigner la névrose en débarrassant la mémoire des mauvaises expériences. Sans réaliser qu'il s'agissait de la même plante, je me suis sentie irrésistiblement attirée par cette potion magique. J'avais déjà constaté que la médecine conventionnelle me réussissait décidément assez peu, et me tournais de plus en plus vers la phytothérapie, basée chez nous comme ailleurs sur des siècles d'expérience. Mais au lieu de me lancer dans l'aventure en Amazonie j'avais laissé libre cours aux prétextes et à mes résistances habituelles, regrettant que ce soit si cher et si loin : un remède pour l'élite, encore plus déprimant pour ceux qui ne peuvent pas se le payer. En réalité, fumer de l'herbe me coûtait très cher à l'époque et mes nombreuses tentatives pour arrêter d'en consommer échouaient. Continuant de m'enliser dans un quotidien cotonneux et embrumé, je ne me sentais pas en mesure de décrocher là-bas, à la dure. Je n'avais pas encore passé assez de temps au fond du trou et, n'étais pas prête.
Puis, il y a trois ans, je revois une personne qui rentre d'une cure au Pérou, qu'elle relate en détail. Elle est beaucoup plus communicative et ouverte qu'avant, ses yeux émettent une force et une lumière nouvelles. Elle explique qu'en amplifiant certaines ondes émises par le cerveau, cette liane permet d'accéder à des réalités d'ordinaire invisibles. On perçoit alors les images de notre inconscient mais aussi les vibrations qui nous entourent, invisibles en temps normal, telles que celles de la lumière et les mouvements d'énergie que dégage tout ce qui vit autour de nous. Elle explique aussi que ce produit fait un nettoyage en profondeur, jusqu'à l'ADN, des toxiques consommés au cours de notre vie. Je lui demande de me mettre en contact avec son guérisseur, mais elle évite le sujet. Décidément ! Mais je crois savoir pourquoi : une vieille rivalité futile... Malgré certains changements, trois semaines de cure ne l'avaient pas empêché de rester elle-même.

Pendant environ vingt ans le yoga, la méditation et toutes sortes de thérapies m'avaient fait avancer, à petits pas et sans rien résoudre de façon définitive. J'étais fatiguée de passer ma vie à lutter contre les souvenirs du passé indigeste, obsédant, d'être dans l'effort permanent. S'efforcer de lâcher prise ou d'oublier : quel paradoxe ! Mais en l'absence de solutions, on peut se prêter à bien des contorsions. J'avais besoin d'aller enfin droit au but, quitte à prendre un raccourci. En me le proposant, l'ayahuasca représentait mon dernier espoir d'en sortir, de guérir enfin, et je me suis juré d'y aller. Si effectivement la plante vient vers ceux qui ont besoin d'elle, alors chaque fois qu'on m'en a parlé c'est comme si son esprit qui m'appelait, pour que je m'en remette à elle ? Dans ce cas la relation était établie en moi depuis longtemps, mais il m'a fallu le temps d'entendre l'appel et d'y répondre, le temps de surmonter mes résistances à sortir de l'enfer.
Sur internet, j'ai constaté que personne ne proposait ce type de cure en France où la plante est interdite, considérée par la médecine psychiatrique comme une drogue dangereuse pour la santé mentale. Soit dit en passant, ce n'est pas le cas dans certains pays voisins où la médecine est un peu plus libre que la nôtre... Mais pour ce qui me concerne, sachant que les effets des psychotropes varient selon le cadre dans lequel ils sont consommés, je préférais clairement faire cette expérience en Amazonie avec un guérisseur porteur de la tradition, isolée parmi les animaux sauvages, les insectes venimeux et les plantes millénaires, afin d'aller vraiment au fond des choses et en toute sécurité.
J'ai appris qu'en Amérique latine, certains groupes ont fait de cette plante leur religion. Cela peut paraître surprenant pour des européens -qui vénèrent plutôt des entités conçues à leur propre image- mais ces groupes considèrent que les visions sont l'enseignement de l'esprit de l'ayahuasca porteuse d'un savoir ancestral, sorte d'archives de la planète. Cette conception peut sembler empreinte de pensée magique superstitieuse pour des cerveaux épris d'une rationalité sensée tout expliquer par la logique. Mais ayant parfois constaté les limites de cette dernière, notamment en terme d'accès aux connaissances, et les dégâts qu'elle peut parfois provoquer, j'ai préféré m'abstenir de juger avant de savoir. Ainsi, les pratiquants de cette religion en ont assez consommé pour que les enseignements de la substance soit inscrits dans leur corps et pour percevoir les énergies et les ressentis des autres personnes sans en absorber chaque fois.
Entre les risques supposés pour la santé et les orientations mystiques, je ne savais trop que penser. Or, cette plante est utilisée depuis des millénaires par de nombreux groupes culturels habitant l'Amazonie. S'ils étaient tous schizophrènes ou embringués dans des sectes ça se saurait, non ? Au contraire, ces cultures sont plutôt en harmonie avec leur environnement naturel qu'ils connaissent bien. Dans nos magasins spécialisés, on découvre régulièrement des plantes utilisées traditionnellement en Amazonie, tellement utiles qu'une foule de gens les adopte. Ils savent sûrement ce qu'ils font, d'ailleurs l'usage de cette plante est légal au Pérou.
Mais l'ayahuasca -banisteropsis caapi pour les botanistes, cousine de l'iboga utilisé en Afrique- est à la mode. Dans certaines villes d'Amazonie, elle est proposée aux touristes à tous les coins de rues. Sans cérémonie, sans diète appropriée, sans suivi par un guérisseur et même sans attendre la nuit, elle est proposée comme une curiosité, consommée comme une drogue récréative. Il restait donc une difficulté de taille : trouver un lieu et des gens sérieux, proposant une réelle démarche thérapeutique. Je ne voulais pas tomber sur un charlatan qui profite que je sois en pleine ivresse pour me manipuler, m'abuser ou je ne sais quoi.
Tout en continuant de me préparer (arrêter de fumer de l'herbe, finir des études, mettre de l'argent de côté), j'ai lu tout ce que j'ai trouvé sur le sujet, c'est à dire pas grand chose, mais je suis tombée sur un livre qui l'aborde de façon simple et claire. Sans délire psychédélique, avec quelques explications sur le fonctionnement chimique de la plante et surtout en racontant comment se passent concrètement les rituels et l'ivresse. Il présente aussi des photos des guérisseurs qui ont l'air sains, sérieux et même sympas. En refermant le livre, j'ai pensé comme une évidence : voilà l'endroit qu'il me faut ! Et si c'était le bon moment, s'il n'y avait aucune rancune à avoir envers ceux qui n'ont jamais voulu me dire où ils avaient fait leur retraite ? Finalement, mieux vaut choisir soi-même les gens à qui on confie sa psyché, non ? Ces dernières années, la psychothérapie a défriché mon histoire, le yoga et la méditation ont calmé mon mental et mes émotions chamboulées, et me voilà enfin décidée à porter un coup fatal à ma vieille névrose.
Une fois le contact pris j'ai encore traîné six mois, embourbée dans mes querelles de coeur et de famille puis je me suis décidée d'un coup, le mois dernier. Le temps d'acheter mon billet, de laisser mon appartement à un ami, de faire ma valise, et me voilà en route.

Pendant le vol, je n'ai rien à faire que penser et j'appréhende ce qui m'attend. J'ai dépensé mille deux cent euros d'avion pour aller en Amazonie chez des gens avec qui j'ai juste échangé quelques mails et qui vont me faire boire des trucs bizarres. C'est de la folie pure, un coup de poker alors que je ne suis pas joueuse du tout ! Je me sens sur le fil du rasoir, d'un côté l'enfer et de l'autre le paradis. Le risque encouru me semble énorme... Mais après tout, j'y ai passé tellement d'années en enfer que je n'ai plus grand chose à perdre. Oui mais si je me retrouve chez des charlots ou que le produit me rend schizo ? Allez, du calme : j'ai suivi mon intuition en choisissant un lieu que je sens bien. Confiance. En eux, mais surtout en moi-même. Oui mais si... L'appréhension tourne en rond dans ma tête ! Le seul moyen d'y échapper serait de dormir, mais je n'y arrive pas.
Je recommence à fumer depuis trois jours ! Pas fière. Jeudi, pour fêter mon départ, j’ai bu du mezcal au gingembre et à la fin j’ai même tiré sur des pétards. Ça ne m’a rien fait, et j’ai recommencé le lendemain. L'herbe de Steve qui sentait hyper bon, un délice, ne m'a fait aucun effet non plus. Je crois, mais je ne suis plus très sûre : il était tard… J’avais arrêté les pétards depuis plus d'un an, c’est la totale déchéance ! Pas question que je recommence, après les années d'efforts que ça m'a demandé. Pour le tabac, j'espère que ce sera plus facile au fond de la forêt, parmi les animaux sauvages et les dièteurs sains de corps et d’esprit. Demain j’arrête !


Lundi 7.
Le vol Miami-Lima arrive dans moins d'une heure. Il est cinq heures du matin, mais pas question de louper le Pérou vu du ciel. D’un épais océan de nuages qui dissimule le paysage, surgissent les plus hautes cimes que rien ne semble pouvoir dépasser, à part l'univers tout entier. Nous volons à plus de dix kilomètres d’altitude et la cordilière blanche est à portée de main, étendue le long de l’horizon rosit par l'apparition du soleil. C’est magique, et nous ne sommes que des microbes. Si les dieux sont vraiment tombés du ciel, je comprendrais qu’ils aient visé un coin comme celui-ci. Probablement un des rares, sur terre, qui soit à leur mesure.
Premiers contacts

Mardi 8.
Le vol Lima-Iquitos n’a pas l’attrait du précédent, rien de magique à voir d’en haut. Mon voisin, un volubile, parle trop vite. Que je ne comprenne rien à ce qu'il dit ne semble pas l'arrêter. Je fais donc semblant de dormir pour échapper à sa faconde. Lui qui est bien enveloppé me qualifie d’ascète parce que je ne mange pas de porc ! Ce n'est pas que ce soit une religion, mais je commence la diète qui m'attend en avance pour préparer mon corps et le travail de la médecine. Un mois avant de commencer à prendre l'ayahuasca, l'essentiel est de se passer de viande rouge et de porc. Il faudrait aussi renoncer au sucre, mais j'ai fait plusieurs écarts. Pendant le séjour, le régime sera sans viande ni poisson à dents (j'ignore quels poissons ont des dents...) ni laitages, sans sucre ni sel, sans café ni thé. J'ignore pourquoi ces aliments ne s'accordent pas avec les plantes que je vais prendre. Question de système digestif, j'imagine...
Quand l'avion redescend sous la couche de nuages on voit tout de même la forêt amazonienne. Quelque peu parsemée, elle semble ne plus avoir grand chose de primaire mais garde de beaux restes dans cette région. Il paraît qu'elle se transforme en savane à grande vitesse, mais ça doit être surtout côté Brésil.

A l’aéroport, l’envoyé du centre de cure me reconnaît immédiatement et je suis persuadée que c’est l’ayahuasca qui lui donne cette perspicacité. Deux employés du guérisseur, Nelson et Lidio, sont venus me chercher. Cheveux au vent, nous roulons un peu plus de vingt minutes le long d'une nature luxuriante et de maisons sur pilotis aux toits de feuilles tressées. Quand nous arrivons à une simple case située au bord de la route, la voiture nous dépose. Nous poursuivons à pieds sous le cagnard, sur une piste de terre d’un bel ocre, puis sur un chemin de forêt où les arbres sont étiquetés. C’est probablement le jardin du guérisseur Carlos Serrat qui travaille à la conservation d'espèces médicinales menacées de disparition.
Après une petite porte grillagée qui délimite la propriété, nous longeons un bassin où deux crocodiles dorment d'un oeil en attendant leur pitance, puis un lac bordé de deux maisons sur pilotis. Encore un effort pour finir la montée : j’aurais dû être moins fière et laisser porter mon sac par Lidio. C’est moi l’idiote ! Nous arrivons enfin à une grande maison, toujours sur pilotis, sous laquelle se trouve Maia, tapir surnommé sachavaca, la vache de la forêt. Il y a aussi des tas de poules, des perroquets, des chats et une horde de chiens qui me font la fête sans même me connaître.
Dans une grande salle meublée d'une longue table, en attendant Michèle avec qui je m’étais entretenue par mail pour organiser ce séjour, j'observe des peintures exposées. J'aime ce style naïf, les sujets de contes et légendes, et les couleurs naturelles. Vers le fond, il y a aussi des crânes de crocodiles, un perroquet empaillé, et des fioles de liquides de toutes les couleurs. Bientôt Michèle vient m'accueillir et m'emmène vers une maison avec plusieurs chambres, où je passerais ma première nuit en attendant d’intégrer un tambo situé plus bas dans la forêt. Tambo signifie lieu de repos en quechua, mais ce mot me fait surtout penser au tombeau dans lequel je prévois d'enterrer ma névrose traînante... Plein de livres, traitant de développement personnel et de spiritualité, ont été laissés là par les gens de passage. Ça tombe très bien car je n'en ai apporté qu'un et je vais avoir tout le temps de m'instruire.
Nous nous arrêtons ensuite sur une place joliment fleurie et bien entretenue, pour faire connaissance avec Carlos, le maestro. En l'attendant, assise sur un énorme tronc couché à l'ombre des hauts feuillages, je savoure l'air pur et doux et observe avec délice ce cadre sublime dans lequel je vais passer le mois qui vient. Puis j'aperçois le maestro. Il m'étonne quelque peu en se retournant vers moi d'un coup, comme s'il voulait surprendre l'expression de mon visage. Il répond à mon sourire par un grand sourire lumineux. J'avais déjà un à priori positif, mais là je suis convaincue : c'est un bon ! Dans un espagnol clair et compréhensible, il me pose quelques questions pour faire connaissance. N'ayant pas à traduire, Michèle nous écoute en m'observant discrètement. Tout d'abord, mon âge. Il paraît que je ne fais pas quarante-deux ans. C'est sûr : pas de travail, pas de mari et pas d'enfants, ça conserve. Il faut bien qu'il y ait des avantages à avoir raté sa vie ! Lui en a cinquante-quatre. Bien conservé aussi, mais c'est normal : il connaît les secrets des plantes.
Il veut s’assurer que je ne viens pas ici pour me défoncer. En effet, l'ayahuasca est une plante maîtresse sacrée, utilisée de façon rituelle pour la guérison et l'apprentissage. Il tient à respecter la tradition et ne pas en faire une curiosité touristique, ni un usage récréatif. Je parle franchement : oui, j'ai déjà pris du LSD et d'autres produits, et j'ai fumé de l'herbe pendant des années. Mais j'ai arrêté il y a plus d'un an, notamment en prévision de mon séjour ici. Il semble surpris. Douterait-il de ma sincérité ? Perçoit-il que j'ai tiré sur des joints il y a quatre jours ? J'imagine qu'il en est bien capable...
Il me prévient que l'esprit de la plante fera le travail thérapeutique en fonction de mon état et de mon évolution actuelle, mais aussi de la relation que je vais établir et entretenir avec elle. Je dois donc faire en sorte d'être réceptive à son action pour l'accueillir sans me fixer sur des attentes ou des demandes formulées par mon mental. Il y a deux cérémonies par semaine, le mardi et le vendredi, mais on commencera à celle de vendredi car pour l'instant je dois me reposer. Ou laisser passer un peu de temps entre les pétards du week-end et l'ayahuasca ?... Il me demande si je crois en dieu. Je réponds que oui, mais... Il n'a pas l'air convaincu. Je précise : pas celui des catholiques, mais une énergie plus universelle (sans barbe blanche ni foudres jalouses, devrais-je dire). Il me prévient qu'en général les non croyants repartent d'ici croyants. Pas de soucis (tant que chacun reste libre).
L'entretien est direct et simple, et je me sens en confiance : ce sont les bonnes personnes. Michèle dit qu'il me faudra un réveil pour être à l'heure à nos rendez-vous quotidiens et un briquet pour allumer les bougies, seul éclairage disponible dans toute la propriété. Comme je dois aussi changer mes traveller chèques pour payer mon séjour, j'irai demain à la ville avec elle.
Je me pose enfin, pas fâchée d'arriver après un épuisant voyage de quarante-huit heures assaisonné de six heures de décalage. La retraite à quarante ans, depuis le temps que j'en rêvais, c'est enfin une réalité ! On me sert un véritable régal : avocat, tomates, banane plantain et poisson frits, tout ce que j’aime. Avec un demi citron vert, on ne regrette même pas le sel. En plus c'est copieux. Sur la terrasse de la maison où je passerai la première nuit, je papote avec Raphaël, un jeune Suisse qui fait son deuxième séjour ici. Il est désolé de m’apprendre qu’il est flic mais je le rassure : je ne suis pas raciste, il y a des gens bien partout et s'il vient ici c'est qu'il n'est sûrement pas que flic. En racontant comment se passe la cure, il calme mon appréhension. Il parle aussi d'une grosse fumeuse d'herbe qui était là lors de son précédent séjour et qui a eu un mauvais trip avec l'ayahuasca, des visions effrayantes. Il parait que ces deux plantes se mélangent très mal. Mais deux pétards, ceux que j'ai fumés le week-end deernier, ce n'est peut-être pas trop grave. Alea jacta est, on verra bien. J'essaye ensuite de me reposer mais ne cesse de penser à ce qui m'attend. Trop agitée pour parvenir à dormir je fais un petit tour des environs, sans trop m'éloigner des habitations de peur de croiser la piste d'un jaguar.

Une fois commencée la symphonie nocturne de la forêt, Raph me guide jusqu’à la maloca ou tente de cérémonie -c'est à dire le temple- pour assister à une partie du rituel même si je n’y participe pas. Nous y sommes convoqués vers huit heures moins vingt. Quand nous arrivons, les bancs de bois disposés de chaque côté sont déjà occupés. Je m'installe à côté de Raph, près de la sortie pour pouvoir partir avant la fin sans déranger personne. Dans la pénombre éclairée par une simple bougie, j’ai vu une chauve-souris s’échapper du crâne de Raph ou d’une personne assise sur la même rangée. Déjà une hallucination ? Ca promet !
Vers vingt heures, les maestros arrivent suivis d'une chienne enjouée qui se cherche une place sur un coussin. Raphaël veut l'accueillir mais Michèle le lui déconseille, disant qu'elle a un esprit trop fort et pourrait l'empêcher d'avoir des visions... Carlos allume des bougies, passe le chiffon sur une petite calebasse, dispose ses ustensiles et allume un mapacho géant, cigarette locale de tabac noir roulé dans un genre de papier d'imprimerie. Puis Michèle et lui viennent faire les sopladas (ils soufflent la fumée du tabac) sur les participants qui sont de leur côté. Trois sur la tête, une dans la nuque, une sur le torse et trois sur les mains jointes. Ensuite, Carlos revient avec un autre mapacho et souffle deux bouffées au-dessus de la tête de chacun. Comme l'aura de lumière représentée au-dessus de la tête des saints, dans les peintures chrétiennes, il semble que tout le monde dégage de la lumière par le haut du crâne. Appelé chakra couronne par la tradition indoue, ce centre énergétique serait relié au cosmos. La fumée permet au curandero de voir cette lumière, un peu comme les nuages rendent visible un rayon laser. Puis il pose les doigts sur les tempes et les poignets, et annonce à chacun la dose qu'il prendra. Arrivé à mon tour, il dit que tout va bien mais me confirme que je n’en prendrai pas avant vendredi. Je suis déçue tellement j’ai hâte, mais il a raison : je suis morte de fatigue et j'ai déjà envie d'aller me coucher.
Ceci fait, le maestro retourne à sa place. Il souffle de la fumée et siffle un icaro (ce sont les mélodies dédiées à chaque plante) sur une bouteille de potion puis sur la calebasse dans laquelle il verse une dose, qu'il souffle à nouveau. Il appelle la première personne située à sa gauche, puis chacun son tour avance vers l'autel pour avaler sa ration. Pour finir il se sert une dose pour lui aussi (Michèle n'en prend pas) qu'il fait glisser avec un trait d'aguardiente, s'allume un autre mapacho, et éteint les bougies. Après quelques minutes de silence les chants commencent, et on entend bientôt une ou deux personnes vomir abondamment par dessus le dossier du banc. Ça a l'air terriblement douloureux. Quand je pense qu'il y a des gens qui prennent ce produit juste pour s'amuser, il faut vraiment être maso !
Les chants sont jolis mais je tombe de sommeil et pars me coucher après six ou sept icaros.

Mercredi 9.
Je cours après Bernard, un ancien collègue. Ce rêve, je l'ai fait des dizaines de fois. Quel que soit le protagoniste, il fait référence à une vieille histoire qui est de m'accrocher à un homme malgré son indifférence. A la base c'est probablement celle de mon père, fuyant et railleur, inscrite au fond de mon expérience de la relation intime... Bien souvent, je me laisse subjuguer par les tentatives de séduction, sans voir qu'il ne s'agit que d'un jeu de pouvoir.
Une grosse pluie me réveille en pleine nuit mais je me rendors avec bonheur et, comme si je la sentais venir, émerge une minute avant que Michèle vienne me chercher pour aller à Iquitos. Elle part immédiatement et me suggère de me rendre à la banque plus tard dans la journée. Paniquée à l’idée de me perdre seule dans cette ville inconnue, je me prépare en moins de deux minutes pour la suivre. En tong sur la piste de terre trempée, j'arrive à la route avec des centimètres de boue collés aux semelles, lourdes comme des bottes remplies d'eau...
Le trafic et la chaleur sont un véritable calvaire, et la banque est bondée de monde mais je change enfin mes travellers et n'ai plus besoin de revenir en ville pendant un mois. Tant mieux. Au retour, engourdie par la chaleur, je somnole en repensant à cette vision que j’ai eue quand Michèle me racontait qu’elle était flûtiste classique et prof de musique avant de s’installer ici : j’ai alors cru la voir me faire un doigt d’honneur. Elle ne l’a évidemment pas fait, mais notre conversation m'a renvoyé cette image en me rappelant mes échecs dans ce domaine. La fatigue  aidant, mon état de conscience semble déjà quelque part entre la veille et le sommeil avant même d'absorber le moindre produit. Voilà six ans qu'elle vit ici après une existence d'artiste parisienne, quel courage ! Elle est d'abord venue comme nous autres, pour se soigner, puis la cure lui ayant révélé les capacités nécessaires pour soigner à son tour elle s'est finalement associée au maestro.
Une fois rentrée, je dévore le repas : j'étais partie sans manger. Ensuite Raph propose de me guider sur le chemin qui mène aux tambos, plus bas dans la forêt. Au passage, nous nous arrêtons devant la cage d’une tigresse miniature qu'il titille avec une brindille à travers le grillage. Voyant ma fascination pour son regard, du pur instinct sans retenue, Raph m'apprend qu'elle a croqué un bébé singe tombé du toit dans sa cage. La sauvage...
Parmi les deux tambos qui sont libres, je choisis le plus proche du « village » pour le mois qui vient, car l’autre est tout au bout du chemin et j’ai trop peur de me perdre ou de tomber dans la rivière qui longe le sentier en rentrant défoncée dans la nuit. Il y a une dizaine de ces petites maisons d'une pièce sur pilotis, avec WC et douche. Les cloisons sont en bois jusqu'à mi hauteur, en grillage au-dessus. Le mien est encerclé par le ruisseau, et une mini cascade gazouille à quelques mètres.
Une fois que je suis installée, Lidio me redemande à plusieurs reprises mon nom et mon prénom, avec un regard insistant énigmatique. Plus tard, je sors placer quelques planches dans la chute d’eau pour atténuer son bruit qui risque de m’empêcher de dormir. Quand je reviens au tambo le repas de quinze heures est servi, alors que je n’avais entendu personne s’approcher. En mangeant je repense à Lidio : comme son regard me semble étrange. Et juste au moment où je trouve une agrafe dans mon plat il réapparaît, toujours avec ce regard fixe peu sympathique. Il dit de m'adresser à lui si j’ai un problème d’eau, tout en s’excusant quatre fois, probablement parce que j’étais en train de manger mais à y repenser j’ai dû faire une tête bizarre : là encore, je ne l’avais pas entendu arriver. Mais comme je pensais justement à lui, ça ne m’a pas vraiment étonnée. Une grosse vague de paranoïa m'envahit soudain. L'agrafe dans le repas, je ne peux pas m'empêcher de penser que c'est intentionnel. Instinctivement, je pense à Michèle, mais chasse aussitôt cette pensée de mon esprit. Il y a aussi Carmen, la blanchisseuse au regard particulièrement sombre... Merde, le doute est de retour.

A seize heures, je remonte à la salle commune pour ma première prise d’ajo sacha, l'ail de la forêt, dont on utilise la racine. Pour en gratter l'aubier, il faut d'abord lui souffler dessus quelques bouffées de tabac sinon ça ne vient pas, nous explique Carlos. Mon mental rationnel ne peut s'empêcher de sourire à cette explication, mais je décide de ne pas projeter mes conceptions occidentales : cette culture totalement étrangère a peut-être quelque chose à m'apporter, et je continue d'écouter. On met le végétal recueilli dans de l'eau, puis on boit un demi verre de cette macération filtrée deux fois par jour, à huit et quinze heures, à au moins une heure de toute autre boisson ou nourriture, sauf avant et après les cérémonies pour ne pas interférer avec l'ayahuasca. C'est une plante de nettoyage que l'on prend pendant les dix ou quinze premiers jours de diète : elle déloge les impuretés qui seront ensuite évacuées par la décoction de liane. Avant de nous le donner à boire, le curandero fait une soplada puis siffle l'icaro de cette plante sur la surface du verre rempli. Chaque plante a une ou plusieurs mélodies pour appeler son esprit, son pouvoir. Carlos explique : ces mélodies leur plaisent tant que ces entités ne peuvent résister au plaisir de venir les entendre et s'approchent de ceux qui les chantent ou les sifflent. L'esprit de l'ajo sacha est une abuelita, une grand-mère. Le dièteur boit ensuite sa ration en faisant mentalement ses demandes à la plante, les yeux fermés de préférence pour se concentrer, avant de boire d'un trait. Je tiens le verre à deux mains pour renforcer l'effet prière, et lui demande de me débarrasser des mémoires négatives que je traîne depuis cette vie et même les précédentes. Rien que ça. Pour finir, le curandero fait les mêmes sopladas qu'au début de la cérémonie, sur la tête, la nuque et les mains. C'est tout.
Ça me plaît bien de parler aux esprits des plantes. Après tout chez nous aussi l'alcool, autrefois appelé esprit ou spiritueux, permet d'extraire l'essentiel des plantes. Les anciens avaient-ils la connaissance, oubliée aujourd'hui, du génie contenu dans les végétaux ? Ici, en tous cas, ils n'ont pas oublié.
Ceci fait, je redescends au tambo sans m'attarder, poursuivie par d'insistants cris d’oiseaux. Heureusement qu’ils se taisent pendant la nuit, ceux-là. Aussitôt arrivée, une humeur maussade refait surface, grise et terne comme le ciel. La mémoire négative est de retour, je l'avais oubliée ! A cinq heures j’ai déjà envie d’aller me coucher, comme un jour de déprime. Si ça dure un mois, je ne vais pas tenir le coup. Mon stylo bille a déjà rendu l'âme et je vais devoir m'habituer à ce calme presque vide. De quoi vais-je bien pouvoir le remplir ? La déprime m'avait gagnée depuis mai dernier, après que mon père m’ait giflée en public pour une blague à consonnance anti-machiste, et après m’être fait plaquer par un amant distant qui réagissait à peine quand son fils m'insultait. Vouloir arrêter de fumer là-dessus était une gageure ! Mais depuis l’organisation de ce voyage et l’achat du billet d’avion j’avais oublié la dépression : enfin remise à l'action et tournée vers l'avenir, pleine d'espoir, je planais presque.
Chaque cri à ses heures, chaque heure a ses cris. Dès la tombée de la nuit, peu avant dix-huit heures, un oiseau rit comme une sorcière, lugubre. Et maintenant un caca tombe du toit sur mon épaule, juste avant que Lidio ne repasse. Oui, je flippe gravement du mauvais oeil. C'est peut-être une bonne excuse, et je sais bien qu'il est plus commode de se croire victime d'une volonté extérieure que de se responsabiliser. Mais après des années de lutte acharnée, j'en suis venue à penser que certains éléments me dépassent. J'ai besoin d'aide et j’espère être tombée au bon endroit.

Le deuxième rêve de la nuit précédente me revient : avec la banda dans laquelle je joue depuis dix ans, impossible de retrouver ma place et mes affaires éparpillées. Quoi que je dise, tout le monde m'ignore ou me rabroue. Cette scène est très représentative de mes difficultés à trouver ma place en collectivité, et surtout dans ce groupe. Sous des apparences de partage fraternel revendiqué, les rapports sont souvent empreints de concurrence, d'influence et d'esprit de clan. Malgré des bons moments et de belles rencontres, je n'ai jamais pu y prendre une place qui me convienne vraiment, même si j'y ai passé beaucoup de temps pour jouer régulièrement.
Cette nuit c’est encore de la banda qu'il s'agit : Titi vide un pot de crème à visage et je l’engueule, super énervée qu’il n’ait aucun respect pour les femmes et leurs affaires. Il dit que je suis folle en prenant les autres à témoin et, en voulant lui répondre, je me retrouve la bouche sèche et pleine de verre pilé. Encore un rêve qui fait mouche, depuis mon arrivée c'est la série !
Ensuite, le groupe d’une étudiante de la fac joue dans un bar. Ils sont dépités : pas de public, pas d'oseille. Je les félicite et les encourage à persévérer car leur musique est vraiment bien, et leur jeunesse est un atout. Mais ils n’ont plus aucun espoir de réussir dans cette voie. Si on joue tous les rôles de nos rêves, comme une source avisée me l'a dit, ça voudrait dire que même si je suis désespérée par l'absence d'avenir musical, je ne veux pas abandonner... Mais l'interprétation des rêves n'est pas mon fort : je la fais à l'instinct, sans connaissance solide. En général, j'essaye de les noter le plus spontanément possible, sans me censurer. Puis je recherche les grandes lignes qui semblent significatives, procède par association d'idées et note les jeux de sens que peuvent déceler les sonorités des mots, avant de laisser décanter l'imaginaire : il me faut souvent pas mal de temps pour approfondir la réflexion. Parfois, je me réfère à un dictionnaire de symboles pour compléter les références archétypales. C'est ainsi que j'essaye de faire remonter à la surface, accessible à la pensée, les messages qui m'auraient échappé sur des événements du quotidien, pour tenter de les intégrer. Vu la précision des rêves que j'ai fait depuis deux jours, et leur pertinence quant à des sujets fondamentaux, il se peut que j'en note beaucoup au cours du mois qui vient. J'espère ainsi clarifier un maximum de choses.
Je ne m’attendais pas à ce que l’ajo sacha me donne des visions et me fasse tomber de sommeil à dix-neuf heures. Avant de m’endormir, j'ai vu une plante –je pense que c’est elle– dont la tige s’anime, se courbe et s’étire vers moi avec, au bout, une tête qui me regarde. Son regard doux semble vouloir me dire quelque chose, mais quoi ? Cette tête ressemble à Youssou, un copain filiforme, et c'est le seul rapport que je vois. Alors le message est peut-être : retrouver ma silhouette allégée, débarrassée des marques du temps et des années d'excès compulsifs…


Jeudi 10.
Rien de spécial. Je suis réveillée à cinq heures trente quasi en forme, avec les cris d’oiseaux et le soleil déjà levé. Je dessine ma vision d’hier soir en attendant l’ajo sacha. C'est vite passé, je n’ai même pas eu le temps de méditer.
Après m’avoir donné la médecine, Carlos me montre, avec un grand sourire, la peinture qu’il a faite de cette plante : les feuilles alternes ne sont pas très grandes, les fleurs sont violettes et dans les racines, sous terre, une mamie -l’esprit de la plante- joint les mains en signe de prière. Je sais maintenant que ce n’est pas cette plante que j’ai vue hier soir, du moins mon dessin ne lui ressemble pas du tout. J'ai l'impression que le maestro me l'a montré pour que je m'en rende compte, mais aussi parce qu'il m'a vue joindre les mains autour du verre, comme la mamie qu'il a peinte. En partant travailler, il dit que s’il fait soleil à dix heures, on fait un bain de boue.
Comme une conne, j’ai fumé une clope après le repas de neuf heures sans réaliser qu’il était très tôt, alors qu’hier j’avais attendu quinze heures pour m’en griller une. Depuis cinq mois, c'est la première que je fume le matin ! Il faut dire que tous les diéteurs sont fumeurs et ne cessent de répéter qu’il est impossible d’arrêter de fumer ici, que le tabac est le meilleur moyen de supporter la faim, les jours de cérémonie où l'on ne fait qu’un repas. Ça fait une semaine que je me laisse aller en pensant me reprendre ici, et je me suis bien fait avoir. En réalité les autres n’y sont pour rien, mais si je dois rester seule et enfermée pour ne pas fumer, ça ne va pas être possible.

Pas de soleil, pas de boue, le ciel s’est vite recouvert. J’ai continué et fini mon dessin. Une délectable heure de sieste avant le repas de quinze heures. Sous la hutte d’à côté, les coups de hache pour préparer la potion de demain me réveillent. Manger, puis ajo sacha de seize heures. Manger, dormir : la vie simple, comme j'aime.
Raph a des grands yeux humides et stupéfaits, comme si la plante lui avait révélé quelque vérité inimaginable. Marc enregistre les cérémonies et accepte de m’en envoyer une copie par mail une fois rentré en France, précisant que ça ne lui coûte pas plus cher. Trop sympa. En redescendant, j'accompagne le groupe de dièteurs qui va renifler la préparation dont la cuisson finira demain. D’après moi, son odeur a un petit côté aigre qui rappelle la confiture d’airelle. Mais tous les autres ont la nausée rien qu'en la sentant, ça leur rappelle leurs vomis. Ma première est pour demain... J'ai hâte et j'appréhende en même temps.
Ensuite je vais faire un tour jusqu’au tambo numéro 12 qui est tout au bout du chemin, pour m’habituer au trajet car je prévois de m’y installer dans une semaine ou deux, n'étant pas assez isolée dans celui que j'occupe, situé entre la pelouse des bains de boue et la hutte d’ayahuasca.
Quand je rentre au tambo, la pluie tombe en même temps que la nuit, sans prévenir. Je reste sur la terrasse, sous le bord du toit, à admirer et écouter la nature. Happée par la splendeur de ce monde je somnole presque, sans faire cas des moustiques géants et voraces. Dans le feuillage aux contours de moins en moins nets, apparaissent le visage de Jésus, un paon étincelant, et j'adresse mes prières à l’ajo sacha dont les rameaux retombent en arcade juste devant. Les bruits de la nuit s'éveillent peu à peu : certains animaux sonnent comme des réveils, des alarmes, des téléphones. L'un d'eux fait le bruit d'une grosse goutte d'eau qui résonnerait en tombant dans une caverne. Ce merveilleux paysage sonore vaut tous les spectacles, toutes les télés du monde !... Il n'est que dix-sept heures trente, alors que ce temps de contemplation m'a paru beaucoup plus long, comme si j'étais tombée dans un trou spacio-temporel. N'ayant pas fini le copieux repas de quinze heures, j'ai décidé d'attendre qu'il soit dix-neuf heures pour l'achever. Encore un peu de patience, donc... Parmi les gens qui sont à Sachaitambo en ce moment, Marc, avec qui j’ai déjà parlé, est venu avec sa copine Alice et un autre couple d'amis, Luc et Valérie. Quand ils viennent en France, Carlos et Michèle s’arrêtent chez Marc chaque été depuis quatre ans dans sa propriété en forêt, dans le sud. Il y a aussi Gabrielle, Mireille et Peter, un suisse. Le temps d’écrire ça, si peu, il est dix-neuf heures ! Le temps me joue des tours avec son élasticité. Il pleut toujours…






Premiers rituels

Vendredi 11.
Mauvais sommeil agité. J’ai passé la première partie de la nuit avec deux bonnes copines dont l’une, riche plasticienne, vit dans le 94, la banlieue des artistes. C’est une histoire de projets créatifs, de son camion que j’égare (sans égards ?) alors que sa mère en a besoin. Nous retournons toutes les trois le rechercher à Paris, en douce et vite fait. C’est une bonne équipe, on s’entend bien et on passe beaucoup de temps ensemble. J'aimerais bien avoir d'aussi bonnes amies, dans la réalité. Ou peut-être que j'en ai, mais ne les vois pas.
Je galère deux heures avant de replonger dans le sommeil. Comme si j'étais en manque, j'avale frénétiquement deux cent grammes de chocolat en dix minutes, planquée entre les rayons du magasin. Ensuite, à une projection de courts-métrages, Fanfan me fait une grosse bise sonore et tendre. Une famille américaine traverse en voiture un pont étroit et hyper dangereux, reliant deux falaises qui menacent de s’effondrer à tout moment. Ne pouvant plus avancer, ils font marche arrière et vont jouer au poker dans une salle de jeu. Le pont symbolise un passage important dans la vie, paraît-il, et cette famille me fait penser à la mienne. C'est comme si, n'ayant pas su négocier un passage difficile -celui de devenir parents peut-être- ils avaient fait marche arrière et opté pour la ruse et le hasard, comme au poker. Mais si ce passage me concerne plus directement, je ferais bien de chercher quelle responsabilité je fuis, quel passage j'ai peur de franchir.
Olive me fait une grosse bise lui aussi, plus taquin et superficiel que Fanfan. Il m'offre un gros pétard que je dépiaute pour en refaire deux, mais les boulettes s'éparpillent au sol et je ne les retrouve plus. De toutes façons j’ai arrêté les pétards, me dis-je. Il me montre sa chambre, que je trouve trop claire pour y dormir, et je constate que ses vêtements sont tous identiques sauf les couleurs : une pour chaque jour de la semaine. Lune s’y installe pour faire la sieste en me regardant l’air de dire : je me réserve la place pour quand Olive rentrera se coucher. Dommage, mais la concurrence me fait fuir, alors je m'éclipse.

Sept heures trente, il pleut sans cesse depuis hier soir et je suis dans le gaz. J'ai eu beau m'endormir vers vingt heures, je ne suis pas assez reposée. Aller courage, je me lève pour aller à l’ail ! Aussitôt ma médecine avalée je retourne au tambo, d’humeur triste et renfrognée : pas envie de rester avec les autres. Il y a la fatigue, et mes rêves pleins de tendresse amicale qui n’étaient que des rêves. Je me sens isolée face au groupe de quatre dièteurs qui ne parlent qu'entre-eux à la table commune.
Je me suis arrêtée pour admirer la tigresse, sa fourrure et sa démarche chaloupée. Elle n'est faite que de muscles et pourtant ses mouvements félins ont quelque chose de très féminin. Elle approche, me renifle et s’allonge tête au sol, le regard presque doux. Marrant ! Comme si elle voulait se soumettre alors que c'est moi qui rêve d'être belle et pure comme elle. Mais peut-être me prend-elle simplement pour une nouvelle pourvoyeuse de nourriture.
A présent ça va mieux, peut-être parce que mes intestins se sont un peu détendus ou parce que j’ai médité. Ou les deux. Je réalise que mes prises d’ajo sacha ne sont pas assez préparées, j'oublie de formuler ma demande. Pour la prochaine, je prépare une liste de sujets d’actualité : que ma sensibilité devienne une qualité, me débarrasser de la peur des hommes, du plaisir et de l’engagement intime, trouver et suivre ma voie, me débarrasser des restes de traumatismes dont je porte les marques que ce soit moi ou mes aïeux qui les aient vécus, me guérir définitivement du tabagisme, de la dépendance au sucre et de la boulimie, faire la paix avec moi-même, ma famille, mon passé, soigner la constipation, la dépression, la stérilité physique et mentale, la candidose, l’allergie au gluten... On s'arrête là pour l'instant. Peut-être que j'en demande trop, et que je ferais mieux d'aller à l'essentiel. Mais pour cela il faudrait que je fasse le tri, et quand j'observe ma vie, je ne vois qu'un obscur chaos informe.

Au bord de la rivière, j’ai rendez-vous avec Michèle et Gabrielle pour le rituel de purification et de bienvenue. Un petit serpent noir et rouge au regard malveillant et à la langue affamée est passé sous le tronc qui traverse le ruisseau, juste au moment où je l'empreintais. Ce genre de signe me paraît de mauvais augure, mais Michèle ne semble pas partager mon inquiétude... Elle confie à Gabrielle, ostéopathe qui fait son deuxième séjour ici, le soin de m'asperger et me frotter de fleurs -des œillets et roses d’Inde notamment- macérées dans du parfum. Nous montons ensuite à la maloca, que je vois enfin de jour. C'est une simple charpente avec un toit, qui mesure environ quinze mètres de long et six ou sept de large. C'est le seul bâtiment qui ne soit pas sur pilotis. Le sol de terre battue est net et propre, presque lisse, et la végétation alentours est particulièrement gracieuse. Est-ce dû à cette belle liane qui fait des volutes, juste à côté ? Il n'y a pas de paroi, mais des bancs de bois disposés sur les deux longueurs et au fond. Face au banc du fond, une grande table est recouverte de bric à brac : des petites statues de saints, des bougies, des flacons, des chacapas (ce sont des hochets de feuilles sèches dont le maestro s'accompagne en chantant, le mot signifie : la peau de la terre), des bouteilles remplies de potion sombre, un rouleau de PQ, un mortier, des pierres de différentes tailles et couleurs... Tout le nécessaire du guérisseur amazonien.
Là, Michèle m'asperge de parfum maison. Elle parle ensuite de mon ventre car elle ressent des douleurs dans le sien chaque fois qu’elle se concentre sur moi. Je confirme : mes intestins sont un champ de bataille. Mais le pire c'est que, fatiguée de lutter, je me suis habituée à la douleur et à la lourdeur. Elle parle aussi d’appréhensions qui reviennent régulièrement mais que j’arrive assez bien à surmonter. Ce dont je n’ai pas vraiment conscience. Elle confirme qu'elle est aussi là pour nous aider à percevoir certains aspects pas forcement manifestes. Ce soir, pour ma première cérémonie, je commencerai par un quart de dose. Le guérisseur fera le diagnostic de l'énergie psychique et physique en touchant les tempes et le pouls. C'est donc ainsi qu'il évalue la dose à donner à chacun, en fonction de son état. Mais c’est bien que je verbalise aussi mes besoins et ressentis. L'esprit de la plante sait très bien ce qu'elle a à faire pour moi, mais je peux aussi faire des demandes en avalant ma ration, comme avec l'ajo sacha. De plus, c'est important pour la relation avec la plante. A vrai dire, j'avais déjà préparé cette relation avant de quitter Paris, selon les conseils du livre qui m'avait décidée à partir. Pendant que j'organisais ce voyage, je m'étais adressée mentalement à elle pour lui demander de m'aider à réunir le budget, à prendre toutes les dispositions nécessaires. Et les étapes s'étaient enchaînées de façon étonnamment fluide comme si la porte m'était grand ouverte. Un soir où je m'étais couchée tard, réalisant que de l'autre côté de l'océan la cérémonie allait commencer j'ai demandé à l'esprit de l'ayahuasca de bien vouloir m'accueillir et s'occuper de mon cas. J'ai alors vu mon mur onduler, à chaque fois que je le regardais... Non, je n'avais rien bu ni fumé. Voyant un rapport entre cette ondulation et la forme que prend la liane volubile, je me suis dit : ça va, on est connectées. Les dernières semaines avant de partir, une fois mon billet acheté, tous les mardis et vendredis soirs j'ai pensé à l'Amazonie comme si j'y étais, pour aller remercier l'ayahuasca de me recevoir. Et voilà qu'après des années d'atermoiement j'y suis, alors qu'il n'y a pas si longtemps cela me semblait un rêve trop beau, trop loin, trop cher. Tout est allé si vite ces derniers temps...
J'ai un peu le trac et je prépare ma première prière : chère ayahuasca, merci de ton accueil. Je te demande s’il te plaît de me révéler la source profonde de mon mal être, et de l’extirper. Merci. Je repense alors à cette vision de plante qui se courbe et approche une tête bouclée, réalisant soudain qu'il s'agit d'une sorte de liane. C'est peut-être justement l'esprit de l'ayahuasca, venu me souhaiter la bienvenue.

J'arrive tôt à la maloca et, en attendant les maîtres de cérémonie, continue de méditer pour calmer mon mental. Quand ils arrivent, le rituel commence. Après avoir soufflé ma couronne et palpé mon pouls, Carlos commente : très bonne énergie. Ah ? la méditation a dissolu le trac ? Comme prévu, pour moi ce sera donc un quart. Une fois ma ration avalée, j'allume un mapacho : j'ai lu que le tabac favorise les visions, et de plus son goût aide à faire passer l'amertume de la médecine. Les préparatifs et la distribution terminés, les bougies sont éteintes. Après un silence, le temps que le chef finisse sa clop je suppose, les chants commencent accompagnés par la chacapa secouée. Etrange, j'ai l'impression qu'une troisième personne chante avec Michèle et Carlos. Une petite voix aiguë. J'essaye de suivre la voix de Michèle, pensant que c'est la sienne, mais impossible : les sons se mélangent. Je lâche l'affaire, d'ailleurs l'histoire va bientôt commencer.
Dans le noir complet de cette nuit sans lune, l'air semble peu à peu se mettre à crépiter de petits flash de lumière, de plus en plus nombreux et se décomposant progressivement en spectres multicolores et vibrants. On dirait des atomes, ou des neurones avec leurs synapses qui déchargent de l'électricité. En fait, les sons des icaros semblent former des ondes qui s'agitent et se transforment à toute vitesse. Je vois vibrer des Kandinsky, des dessins de cire grattée de toutes les couleurs sur fond noir avec un arc-en-ciel au-dessus. Puis ces lumières grossissent comme si elles approchaient ou comme si je les regardais avec un microscope de plus en plus fort. Peu à peu, ces images emplissent tout mon champ de vision et il me semble entrer en elles comme dans l’infiniment petit. Je suis passée dans une autre dimension. Comme une gamine je découvre Alice au pays des merveilles, un dessin animé époustouflant de couleurs et de lumières, mais aussi avec des scènes érotiques. Une libellule apparaît soudain face à moi. De chaque côté, ses ailes émettent des cercles de lumière à l'intersection desquels des bras sont étendus. En fait le corps au centre est celui d’un humain bras ouverts, dont l’aura est formée de deux cercles lumineux de chaque côté. C’est un ange, ou même le saint esprit. Lui aussi vient me souhaiter la bienvenue ou m'offrir sa protection ? Sympa ! Je vois ensuite un museau de félin qui devient un faon ou une biche. Encouragée par ces apparitions, je demande : l'amour, c'est quoi ? Un escargot paraît alors. C'est une blague, quel rapport ? Je n'y comprends rien et passe à autre chose, je réfléchirai une autre fois. Abordons la mort, cet autre sujet essentiel. Et rien ne vient, aucune réponse. J’insiste et attends un peu, puis pense : ben alors qu’est-ce qui se passe ? Là j’entends : dis donc, tu crois que c’est toi qui choisis le film ? Ok, ok, je n’insiste pas et me laisse mener.
Parmi les nombreuses images qui défilent, des poupées de chiffon dorment chacune dans sa petite boîte. Dans l'une d'elles dorment plusieurs poupées plus petites et je me dis : ce sont les poupées des poupées. Trop mignon ! Je range des objets qui dépassent pour qu’elles dorment tranquilles et m'apprête à tourner la page pour passer à autre chose. Brusquement, je réalise qu’au contraire il faut savoir ce qu’il y a là-dedans. J’ouvre la boîte : elles ont des tas d’aiguilles enfoncées dans la tête ! Indignée, je les enlève en hâte mais il y en a trop, impossible d’en venir à bout ! Apparaît alors une grande main qui tient un aimant pour aspirer les aiguilles, mais de nouvelles aiguilles continuent de se planter. Alors la main laisse l’aimant en place pour que le nettoyage continue au fur et à mesure. Au-delà de mésaventures personnelles, cette image semble montrer le réservoir de sorcellerie du monde, un gouffre sans fin ni fond, cercle vicieux de jalousies et de vengeances qu’il faut absolument briser. Car une fois la brèche ouverte, une fois un être fragilisé par un acte de ce genre, les autres attaques prennent place beaucoup plus facilement. Et la solution vient de l'aimant, celui qui aime et attire l'amour... Si c'est la réponse à ma question, la sorcellerie serait donc la source de mon mal ! Ça me rappelle ma belle mère qui faisait faire des poupées de chiffon décoratives. C'était chou, mais a-t-elle fait quelque chose contre moi ? A dire vrai, j'y crois depuis longtemps. Déjà pour la mèche de cheveux qu’elle m’a prise quand j’avais huit ans, ce qui est utilisé en magie noire, puis parce qu'elle vient des Antilles, proches du vaudou, et enfin pour son habitude de réclamer à mon père toujours plus de temps et d'attention, comme une possessivité jalouse... Mon père aurait été dupé, manipulé par son besoin d’être materné et entouré de certitudes matérielles ? Mais après tout lui aussi est un adulte, et surtout c'est mon père.
Les tripes ballottées, je suis au bord du vomi pendant des heures, mais rien ne sort. Je n’en peux plus de cette nausée diffuse, et m’aide avec un gargarisme d’eau (il vaut mieux ne pas boire pendant la cérémonie, et jusqu'au lendemain matin) qui vient chatouiller le fond de ma gorge. Ça sort enfin et -comme me l'avait suggéré Corinne, de la banda- j'observe mon vomis pour tenter de voir ce qu'il contient : j'y vois des rats morts la gueule ouverte et des anguilles. Déjà ça d'expulsé. Soulagée d'avoir vu partir ces sales bêtes, je me rallonge pour y penser et finis la cérémonie couchée. Anguille sous roche, glisser ou se faufiler comme une anguille... Cet animal suggère la dissimulation voire la manipulation, une énergie qui nous échappe. Sa forme rappelle aussi le sexe masculin. Mais cet animal a surtout la particularité de décharger de l'électricité. Quant au rat, il transmet la peste ravageuse. Fait comme un rat, les rats quittent le navire, radin comme un rat... Il est aussi fouineur et voleur, mais ceux de ma vision sont desséchés par la mort-aux-rats. Faut-il y voir la maladie ou le mal apporté par un homme dissimulateur et frauduleux ? Un ancien amoureux qui n'a pas supporté de me perdre ? Armand, peut-être... Un prétendant qui n'a pas eu ce qu'il voulait, comme Max ? Les hommes de mon enfance qui m'ont volé tellement d'énergie et fait de moi un objet ? Ou tout ça à la fois ?
Je sens des ondulations uniquement dans mon torse, comme si un blocage coupait mon corps en deux et les empêchait de circuler vers le bas. Je me concentre alors sur mes hanches et mes jambes que je sens bientôt bouger comme des serpents. C'est très agréable, mais aussi étrange car en même temps je reste consciente de la position de mes jambes pliées en angle presque droit. Je me sens à la fois plongée dans un monde improbable et assez présente pour observer les moindres de mes sensations. Etonnant ! Et ça me fait rigoler, je n'arrête plus de rire et de sourire, aux anges.
Une fois les chants finis je reste allongée, secouée de rire par les visions, par l'oiseau hilare juste au-dessus de moi et par je ne sais quoi d'autre. Je suis morte de rire, c'est tout. C'est trop beau. Trop, tout court. Le silence règne et personne ne bouge, alors moi non plus. Puis j'entends : ça va, Sylvie ? Croyant que c'est ma voisine qui me parle, je réponds : oui, et toi ? Puis je tourne la tête et vois que c'est Michèle qui venait prendre des nouvelles, le fou rire reprend alors de plus belle, à la limite du rire nerveux.
Quand je finis par ouvrir les yeux, Michèle et Raph quittent le temple et je me lève d'un coup pour les suivre, de peur de prendre le chemin toute seule. J'ai failli m'étaler ! Mes jambes sont ramollies, la terre semble mouvante et je me rassois aussi sec. Waouw ! J'avais oublié que j'étais complètement raide, mais maintenant il va falloir rentrer dormir. Quand je reprends mes esprits, je redescends à petits pas en me tenant aux plantes. Elles semblent sourire en m'offrant leur soutien et ça continue de me faire rigoler. C'est toujours ça de pris, mais ce n'est pas pour m'amuser que je suis venue ici : je suis là pour me soigner ! Est-ce que ça va marcher ?
En cherchant le sommeil, j'ai vu Michèle et Carlos auréolés de lumière et d'étoiles, semblables aux icônes kitch de l'Inde ou du Brésil : un couple de guérisseurs protecteurs et bienveillants, comme le divin couple originel père et mère de l'univers et de l'humanité. J'ai bon espoir.



Samedi 12.
Le lendemain matin, on se réunit pour que chacun raconte comment il a vécu la cérémonie. L'expérience est très variable d'une personne à l'autre, certains ne voient et ne ressentent absolument rien malgré des doses de cheval. Les pauvres, boire cette décoction immonde pour rien ! Enfin, j'imagine qu'il se passe toujours quelque chose et que la purge se fait, même si on ne le perçoit pas.
En racontant mon expérience je réalise que mon visage est déformé par mes expressions, exagérées au point d’être des grimaces, comme un signe de démence ou de possession. J'avais un peu oublié ces anciennes histoires de poupées et de mèches de cheveux et ça me fait terriblement flipper. Michèle dit qu'elle s’y connaît car elle aussi a eu ce genre de problèmes, et elle me rassure : je suis bien tombée, il est sûr que ça va partir. L'ajo sacha est tout à fait adaptée à ce genre de problèmes. C'est une plante maîtresse très puissante pour purifier, mais il faut la prendre pendant au moins deux semaines.
Traditionnellement, l'ayahuasca n'est pas consommée comme un hallucinogène divertissant, c'est surtout une purge radicale. D'après ce que j'ai compris, lors d'un traumatisme ou d'une peur intense, les matières fécales présentes dans les boyaux se collent à leurs parois. Si on ne fait rien, les souvenirs liés à ce que l'on n'a jamais digéré restent emprisonnés dans notre abdomen et empoisonnent nos émotions autant que notre corps, à vie. Alors, les intestins deviennent imperméables et les toxiques prolifèrent, les nutriments ne profitent plus à l'organisme, l'appareil digestif se détraque et l'immunité se détériore peu à peu. En éliminant ces résidus qui peuvent peser jusqu'à plusieurs kilos, on évacue aussi les mémoires des événements qui en sont la cause et l'équilibre peut revenir. Par ailleurs, le sucre donne le blues et nourrit les candidas, les antibiotiques font proliférer les mycoses, l'alimentation produisant trop de fermentation a des effets nuisibles à long terme, ainsi que les produits industriels chargés de chimie toxique. A l'inverse de notre médecine selon laquelle le corps laisse paraître ce que la psyché refoule, certaines médecines orientales ont constaté après des siècles d'observation et de pratique qu'une flore intestinale pathogène dérègle l'être au point de causer différents types de névroses, qui peuvent être soignées par les plantes et l'alimentation. Les médecins chinois affirment aussi que, si l'humain ne détruisait pas son corps en se nourrissant de n'importe quoi, il vivrait facilement au-delà de cent ans. Et il est vrai qu'ici certaines personnes très âgées semblent particulièrement en forme et actives. L'intérêt de l'ayahuasca est qu'elle nettoie le colon, l'intestin grêle et le foie des déchets et toxiques accumulés et de cette flore pathogène. Elle va même, paraît-il, jusqu'à l'ADN. Alors là, je cale : je n'ai encore glané aucune information approfondie sur le sujet. Mais il faut donc croire qu'elle agirait sur la mémoire chimique profonde de l'organisme, et qu'elle aborde le corps et la psyché comme un tout inextricable.
A part ça, Michèle dit que si j'ai autant ri c'est que ma nature est fondamentalement joyeuse. Ouf, excellente nouvelle ! Vu que ça a l’air de bien marcher, la prochaine fois je demande comment soigner la stérilité et la fuite du bonheur, et si elles viennent de la sorcellerie.
Lors de la réunion, quelqu’un a parlé d’animal totem. Michèle explique qu'ici le but n’est pas de découvrir le sien, contrairement à certains « chamanismes » nord américains. Mais si on voit souvent le même animal et que par exemple il vient s’allonger à nos pieds, on l'a peut-être trouvé. En repartant, je m’accroupis devant la cage de la tigresse en repensant au félin que j’ai vu cette nuit. Si ça se trouve, je suis chat... Cette sauvage me saute au visage, déterminée à me bouffer toute crue ! Je suis partie d'autant plus vexée que j'ai détourné la tête par réflexe alors qu’un grillage nous sépare.
Pourquoi ma vision de l'amour devrait-elle être symbolisée par l'escargot ? A priori cette image ne me plaît guère, mais réfléchissons un peu. Prendre le temps, goût pour l'humidité, totale adhérence ? Pour dire ça, il y a des images plus alléchantes ! On le suit à la trace... Il y a aussi l'escargot qui sort tout chaud de l'huile et de l'eau où la souris verte a été trempée. Il paraît que cette chanson parle de sexe, déguisé en animaux par pudeur. Ce mollusque terrestre a surtout une sensibilité à fleur de peau et se rétracte au moindre contact : serait-ce la meilleure image pour définir mon rapport à l'amour ?... D'autres symbolismes peuvent peut-être compléter cette lecture. Contrairement aux mammifères, la chair de cet animal est enveloppée par l'ossature et pour les cultures pré-hispaniques cette inversion est un signe de lien au divin. Sa carapace en spirale montre une ressemblance avec le mouvement d'évolution du cosmos. Et son goût pour l'humidité en font un symbole lunaire lié à la fertilité, l'émotion, l'instinct et la création. De plus l'idée de mollusque terrestre est intéressante : n'est-ce pas justement la synthèse entre émotion (rattachée aux espaces humides, ceux des mollusques) et acte concret (domaine de la terre) que je cherche à réaliser ? Pas si négatif, finalement.
Lundi, je prévois de faire des courses à Iquitos. Je n'ai pris que des vêtements noirs parce que l'ayahuasca fait des taches indélébiles, mais en fait Michèle dit qu'il vaut mieux être habillé en couleurs claires pour être plus réceptif lors des cérémonies. Valérie a le même problème que moi. Je lui dis en rigolant qu'on ira faire du shopping, mais ça n'a pas l'air de la réjouir. Michèle précise qu'ensuite il faudra passer au moins deux semaines sans sortir d'ici, pour rester connectée avec l'esprit des plantes.





Recherche de la source
Dimanche 13.
Mon histoire est simple, ou presque : après ma naissance, ma mère est déstabilisée par des émotions contradictoires, un genre de gros baby blues dont elle ne sort pas, et commence une psychanalyse. Mon père est opposé à cette thérapie (un truc de bonne femme !), au fait qu'elle travaille pour se la payer et soit ainsi moins disponible pour les enfants. De fait, l'analyse la déstabilise encore plus, les scènes de ménage violentes se multiplient, et mon frère et moi sommes souvent placés en colo dès nos premières années. Mon frère m'en veut : non seulement je lui ai volé l'exclusivité en naissant, mais en plus sa maman s'absente de plus en plus. Le comble est qu'il a été éduqué à l'ancienne, plutôt strict, tandis que l'on me laisse étaler mes excréments sur les murs et même en manger si ça me chante. C'est nouveau : il est interdit d'interdire, et certains ne savent pas encore bien comment mettre en application cette liberté. Pour gérer cette jalousie, nos parents passent plus de temps avec lui et j’ai deux ans quand ils me laissent seule avec un oncle. J'en fais des cauchemars à répétition tellement il me terrorise.
Après cinq ans à se farfouiller l'inconscient, envahie d'émotions de plus en plus perturbatrices, Patricia demande le divorce. Je suis celle dont l’arrivée chamboule tout et brise la famille, même si l'harmonie n'était qu'apparente. Sale rôle, trop lourd pour une fillette de cinq ans... Tout ça, je le sais car elle a pris soin de me le raconter quand elle sortait en miettes de ses entretiens avec un lacanien qui la laissait se dépatouiller seule avec ses blocages et ses silences. Je ne les porte pas dans mon coeur, ceux-là ! J'avais huit ou neuf ans et elle venait pleurer sur mon épaule, me raconter des abominations telles que son envie récemment découverte de tuer sa mère, la jalousie qu'elle a ressenti à ma naissance car on m'aimait alors qu'elle était persuadée de n'avoir jamais été aimée -en plus j'avais un père et un frère, ce dont elle avait toujours rêvé- elle m'expliquait la nullité de mon père qui de toutes façons n'était pas fait pour elle, les scènes de ménage quand elle était bébé -scènes qu'elle a reproduites ensuite. Quand je pleurais avec elle, elle disait : mais non, ne pleure pas, c'est moi qui suis si malheureuse, pas toi. Toi, tout va bien, je suis là. Si elle me prenait dans ses bras, c'était pour se consoler. J'ai vite arrêté de lui faire des câlins, ce qu'elle mettait parfois sur le compte de ma sécheresse de coeur...
Côté père, ce n'est guère mieux. Il pensait : elle travaille et se paye une psychanalyse, mais c'est à elle de s'occuper des gosses ! Suite au divorce il a pris son rôle de père avec distance, colère et silence, pas affectueux pour un sou, comme pour se venger de cet échec alors que les enfants n'y étaient pour rien. Prise en otage dans leurs querelles, balle de ping pong qu'ils se renvoient à la face, je me suis recroquevillée seule dans un coin. Une fois le divorce bouclé, Patricia nous emmène en Vendée et nous laisse souvent seuls le soir pour sortir. Quand on est seuls, mon frère en profite pour laisser libre cours à sa violence jalouse. En fait, elle ne supporte pas de se retrouver célibataire et se met à boire. Au point qu'un jour, dans un des bars où elle a ses habitudes, elle m'offre un pastis et une gauloise. Royal au bar ! Dans les années soixante dix, l'une est à fond dans l'époque psychédélique, l'autre en pleine période disco. Rattraper leur jeunesse perdue laisse peu de place à leur rôle de parents. Elle trépigne d'impatience à attendre que l'on soit chez notre père pour recevoir ses amants. Et lors de ses week-end "de garde" François est énervé de ne pas être tranquille avec sa nouvelle compagne. Celle-ci semble vouloir éloigner une famille trop présente, avec les chèques de pension et les week-end avec nous. Ma mère espérait-elle le reconquérir, je n'en sais rien. Quoi qu'il en soit, il se peut que les premières attaques sorcières datent de cette époque. Visant peut-être ma mère, mais c’est moi qui prends. Ou un truc dans le genre.
Ah ! J'allais oublier : je me suis profondément entaillé le pied lors d'un week-end où mon père vient nous voir en Vendée. Il tombe dans les pommes, Patrice jubile en douce et on entend dans tout l'hôpital les hurlements de ma mère indignée qu'on me recouse sans anesthésie. Seule dans la salle d'opération, je me débats pendant une heure jusqu'à ce que, ligotée et immobilisée par deux infirmiers, les forces m'abandonnent. Tout tourne autour de moi et je me vois partir dans le cosmos. D'où la supposition que de mauvaises intentions sournoises ont commencé alors.
Vers six ans je refuse de manger ce qui m'est donné sans amour et la répression sévit. Je me gave de sucreries, personne ne m'apprend à me brosser les dents et ma bouche est pourrie d'abcès et de caries. Je veux quitter ce foyer sinistre mais, sachant que je n'aurais plus rien à manger si je partais, je reste. A cette époque, je suis au bord de l'autisme, boulimique compulsive, incontinente et déjà dépressive. Nous rentrons à Paris au bout d'un an. Patricia reprend son analyse et se met aux anxiolytiques mais continue de boire et de fumer de l'herbe. Sans aucune mise en garde, elle me laisse traîner dehors sans donner de nouvelles jusqu'à des heures indues pour une gamine de huit ans. Parfois je dors chez mon amie sans la prévenir. Elle ne s'inquiète jamais. Au fond, je la crois presque débarrassée par mes disparitions.
Lors des week-end passés chez François, il lui est arrivé de rameuter mon frère pour me chatouiller de force sur tout le corps, jusqu'à ce que je hurle de me laisser. Quand mon psy m'a informé que c'était une agression à caractère sexuel, et donc incestueuse, j'ai pensé que j'aurais préféré l'ignorer. Quand j'ai treize ans ma mère m'envoie passer quelques mois chez mon père, et un soir son amie me propose de nous amuser à nous déguiser. Pot de peinture sur le visage et liquette au ras des fesses, je ressemble plus à une pute qu'à autre chose mais mon père est ravi, se déguise en macro et me prend en photo. C'est un peu comme la psycho-magie, une façon de me programmer ces futurs-là. Peu après, seule en vacances chez mes grands-parents, des inconnus me font boire jusqu'au comas éthylique. Après avoir passé trois heures dans un fossé du village, couverte de pisse et de vomi, je suis réveillée par une gifle de ma grand-mère. Mon père m'engueule et ni lui ni ma mère n'ont cherché à savoir ce qui m'était arrivé. Silence complet. Seul mon grand père est allé faire des reproches au patron de café qui avait longuement insisté pour que je boive. Ce grand père est le seul de la famille qui ne m'ait jamais agressée ni insultée... Paix à son âme.
Après cet épisode je suis sans dessus dessous, mais comme d’habitude c’est moi le boulet. Mon père se désintéresse de mon cas, et ma mère ravagée pète régulièrement les plombs en hurlant, ou en cassant tout ce qui lui tombe sous la main. Mon frère, qui me harcèle et m'agresse autant qu'il peut, prend des cours de batterie et de voile, tandis qu'il n'y a pas assez d'argent pour que je fasse de l'équitation ou du piano, et qu'on me dit trop nulle pour devenir architecte. A cette période j'en ai marre que Patricia passe son temps à se plaindre de ses problèmes d'argent en disant combien elle se sacrifie pour nous et n'a même pas de quoi s'acheter une culotte (sic). Il est arrivé qu'elle me demande de l'accompagner au supermarché pour lui voler une bouteille de whisky, entre autre... Elle m'envoie régulièrement chez ma grand-mère, dont par ailleurs elle dit le pire mal, dans l'espoir que je revienne avec un petit billet. J'ai alors mon premier travail. La patronne m'arnaque et Patricia se contente de dire que ça se réglera bientôt, sans jamais intervenir, sauf qu'à treize ans je n'ai pas l'autonomie nécessaire pour régler seule ce genre de problèmes. Je gagne de quoi me goinfrer de chocolat, mais jamais assez pour payer les cours de piano et d'ailleurs j'ai vite abandonné l'idée, persuadée de ne pas être capable d'apprendre à en jouer.
A seize ans, mon amie Bénédicte me propose de passer neuf mois au Maroc avec sa famille. C'est l'occasion rêvée d'échapper à l'enfer, et ma mère soutient ce projet auprès de mon père. Je pars donc avec leur accord. Une chance que j'aie rencontré Bénédicte ! Cette durée de neuf mois donnait l'espoir d'une renaissance, mais en rentrant à Paris mes amies ont disparu et je me sens abandonnée. Sentant que je lui échappe, Patricia veut m'interdire toute indépendance mais j'y ai pris goût. Et puis je la trouve un peu gonflée de devenir aussi autoritaire, après les années sauvages dans lesquelles elle m'a laisser grandir. Pour fuir son emprise, je fréquente des voisins peu recommandables. Un soir d'août où je descends fumer des joints avec eux, ils veulent abuser de moi. Je me débats et hurle pendant près d'une heure, et quand je suis à bout de forces ils parviennent à leurs fins. Mon amour-propre est tellement détruit que je finis même par sortir avec l'un d'eux. Les années suivantes, je goûte à toutes les drogues dont certaines sont déjà familières à la maison. Tout ce qui peut m’aider à fuir, oublier mon ego délabré, supporter l’horreur du quotidien ou m’anesthésier est bon à prendre. De toutes façons je ne me sens bonne à rien, poubelle de la famille, un bout de viande inutile, inerte et encombrant. Je me replie sur mes douleurs obscures, anéantie... Enfin tout cela n'est que mon interprétation, ma vision des événements et des protagonistes, bien sûr, mais je n'invente rien ou alors ce n'est pas exprès. Désolée pour ceux que ces histoires mettent mal à l'aise, il fallait que ça sorte.
Depuis trente ans, les périodes de destruction ont alterné avec les tentatives de soin et les moments d’abattement, devant l’ampleur de la tâche face à laquelle j'étais seule. Mon premier espoir d'en sortir a été le bouddhisme dans lequel j'ai plongé jusqu'au cou à vingt ans. Il m'a appris des choses intéressantes sur la vie, mais j'étais tombée sur une sorte de secte et j'ai utilisé l'énergie que cette pratique m'avait procurée pour l'abandonner. Je voulais chercher par moi-même les réponses à mes besoins, et pour cela je me suis même abstenue de lire pendant des années. Je pensais que l'expérience m'apprendrait à me redresser et tenir debout. En réalité, je ne faisais que rajouter de l'expérience sans faire le vide ni travailler sur les événements précédents, et quand j'ai commencé à me reconstruire ce n'est pas moi que j'ai trouvé mais un contre-exemple de mes parents, tout aussi étouffant. Il fallait tout reprendre à zéro. Après quelques années, j'ai replongé dans la destruction, comme pour faire place nette avant de construire un nouvel édifice. Mais lequel ? J'étais dans le flou complet.
J'avais un à priori sur les psy, auxquels on peut raconter sa vie des années durant sans être contredit ni se confronter à la réalité de l'autre. Cela me semblait un bon moyen de réécrire son histoire, de se reformater un moi sur mesure et un nombril démesuré, et de perdre toute spontanéité en passant tout par le filtre du mental, sans jamais vraiment guérir. Pourtant je devais trouver une solution, et me suis décidée à aller voir dans cette direction. J'ai d'abord rencontré toutes sortes de praticiens qui ne m'inspiraient pas confiance, bien que le plus souvent totalement silencieux. Ne voyant pas l'intérêt de payer cher pour monologuer, j'ai fini par choisir un psychiatre psychologue. Les médicaments psychoactifs qu'il me proposait, je ne les ai pris que dans l'urgence, le moins longtemps possible. Vu l'état de ma mère avec ses anxiolytiques j'avais compris que, comme un anti-douleur sur une rage de dents, ils ne résolvaient rien : ils ne font que cacher les problèmes derrière un écran de sociabilité. Compréhensif et humain, ce médecin se montrait attentif et souvent atterré par ce que je racontais. Nos entretiens duraient souvent plus d'une heure et je venais quand je voulais, sans rendez-vous. Rien à voir avec un psychanalyste sinon je ne serais pas restée. Plutôt un père de secours, dont j'avais un besoin urgent pour poser des cadres et me dégager d'une mère étouffante. Il m'a aidé à mettre pas mal de choses à jour et m'a laissé pleurer toutes les larmes de mon corps. Ça m'a fait beaucoup de bien d'être écoutée avec attention, sans être jugée, mais au fond j'ai compris qu'il proposait juste de me faire entrer dans une case supportable, pour moi et pour les autres. Rien qui soulage vraiment la souffrance. De plus, après quelques années à rabâcher mes histoires, ma bonne vieille névrose tournait à l'obsession. Malgré des éclaircissements dus à quelques unes de ses explications bienveillantes, avoir tout raconté en long et en large ne m'avait ni soulagée ni guérie. Je voulais cesser de penser à tout ça et passer à autre chose, et j'ai arrêté de le voir. Voilà, c'est tout...
Par la suite, j'ai pratiqué la méditation silencieuse pendant quelques années. Elle m'a aidée à calmer le feu ravivé par les vieux souvenirs et à prendre de la distance avec les émotions envahissantes. Mais même si j'apprenais à les gérer différemment, celles-ci continuaient de remonter régulièrement à la surface. Malgré des efforts quotidiens, la source de souffrance creusée en moi n'était pas tarie et je n'en voyais pas le bout. Je continuais de passer mon temps à lutter, à essayer de pardonner, et c'était épuisant. Selon la tournure des événements, la rage me reprend régulièrement en pensant à tout ce gâchis, à l'indifférence, à la négligence. Et finalement non, cette histoire n'est pas simple. Pas simple du tout ! Comment synthétiser ? Disons qu'on m'a prise pour un objet. Mais ça ne suffit pas : tout le monde a été négligé au moins une fois dans sa vie. J'ai été négligée, chosifiée, maltraitée et utilisée par ma famille... Je ne sais pas pourquoi, je n'aime pas utiliser ce mot : maltraitée. Il sonne creux comparé aux souvenirs croustillants qui se bousculent dans ma mémoire. Et même si j'ai reçu quelques gifles très injustes, je n'ai pas non plus été fouettée ni tabassée par mes parents. La violence psychologique est si sournoise que tout ça reste terriblement indicible... Sacrifiée !
Il y a quelques années, j'ai été tentée d'inviter mes parents en thérapie familiale. Mais je ne me suis pas sentie la force nécessaire pour cette confrontation, si c'était pour les voir ergoter et monter sur leurs grands chevaux, jouer sur les mots et manipuler les sentiments. Plutôt qu'obtenir des fausses excuses dont je n'ai que faire, j'ai préféré m'arranger avec mes émotions et éjecter ce qui me détruit sans lui demander son reste. Si j'ai bien compris, chaque fois que l'on repense à un trauma son souvenir se reconsolide dans la forme où il réapparaît. Pour qu'il y ait une réelle évolution, il faudrait donc travailler au corps chaque souvenir pour l'envisager sous un nouvel angle et l'associer à des émotions apaisées par un nouveau regard plus détaché. Les psychanalyses le font au rythme des prises de conscience de l'analysant, ce qui explique peut-être qu'elles soient souvent si longues et laborieuses. Et après la prise de conscience, le mental ne décide pas tout seul de passer à autre chose. C'est bien joli d'analyser et de dire stop, mais le passé enfoui continue de refluer en sous-terrain comme s'il était toujours aussi présent... Il faut é-li-mi-ner ! Et déraciner l’origine profonde du mal. Pour notre belle médecine moderne je devrais être un cas désespéré, bonne pour la torture cérébrale ou la camisole chimique jusqu'à ce que mort s'ensuive. Heureusement qu'il existe d'autres solutions. L'ayahuasca, conscience libre et neutre, est au-dessus des conflits de personnalités et des conceptions humaines, qui n'exige qu'attention et bonne volonté. Pas besoin d'être cultivé, intelligent, riche, obéissant ou croyant pour recevoir ses bienfaits.
Si je raconte tout ça, c'est avant tout pour me soulager. Mais aussi parce que j'ai toujours espéré que ces expériences servent à quelque chose. J'ai rencontré tellement de gens détruits par leur histoire et j'aimerais mettre un peu de lumière dans ce marasme trop ordinaire. J'aimerais que ça cesse. Trop idéaliste, peut-être ? Au moins, j'aurais essayé.





Icaros et pensée magique

Ajo sacha manta, abuelita runa (x2)
Fina curandera, ande lai de li li
Cura ya mi cuerpo abuelita runa
Fuerza medicina, fuerza curaciones (x2)
Ajo Sacha manta, dame medicina
Ajo Sacha manta, dame curacion
Traduction : force de l’ail de la forêt, dame grand-mère esprit fine guérisseuse, soigne donc mon corps, grand-mère esprit force de la médecine, force de la guérison, force de l’ail de la forêt, donne-moi la médecine, donne-moi la guérison. C'est l'icaro de l'ajo sacha. A tout moment on peut chanter l'icaro de la plante que l'on consomme : c'est positif pour le contact avec son esprit, et pour se concentrer sur les demandes qu'on lui fait.
Hier, pas de cigarette. Aujourd’hui, réveillée à quatre heures trente, j’ai fumé à onze heures alors que j’avais prévu d’attendre après le repas de quinze heures. Longue journée...
Pendant la cérémonie de vendredi, un déluge s'est mis à tomber juste quand Carlos a repris son tour de chant. C'est sa voix qui l'a appelé, c'est sûr. Il faudra lui demander de chanter un icaro pour appeler le soleil car, depuis, la pluie a duré douze heures, dense et sans relâche. Il a plu aussi hier et toute la nuit. Même Alfonso, le papi de quatre-vingt-cinq ans qui ratisse, nettoie et cueille les feuilles pour les animaux et qui connaît la région comme sa poche, n’a jamais vu ça à cette saison.
Une balade est prévue, dès que le temps le permet, à une vingtaine de minutes d’ici, dans un champ où l'on cueille la chacruna, la fameuse plante dont les alcaloïdes, associées à ceux de l'ayahuasca, inhibent les enzymes de l'estomac, passent dans le sang et produisent des visions. Et peut-être une autre sur la même route jusqu’au fleuve Amazone, à trois heures de marche.
Cette nuit, j’ai fait plein de rêves mais il n’y a rien de net, rien à noter. J’ai un petit cafard, une petite forme qui retombe après l'envol jubilatoire de la cérémonie. Michèle m’a donné un morceau de racine d’ajo sacha à mettre sur la moustiquaire au-dessus de ma tête, ça favorise les rêves. Je pourrai même la rapporter à Paris.
La sorcellerie, ça rend parano. A moins que ce ne soit la paranoïa qui lui donne prise... En partant, Raph a laissé ses bottes chez Lidio, près de la route, pour qu'elles servent à tout le monde. Je suis allée les chercher pour les mettre lundi pour aller à Iquitos, au lieu de galérer avec des tongs encollées de boue. Lidio m’a encore regardée avec un regard fixe et insistant, presque gênant. En prenant congé de lui, j'ai senti qu’il ne m’avait pas lâchée des yeux. Pour vérifier, je me suis retournée après quelques pas et son regard inquiétant était resté braqué sur moi. Cinquante mètres plus loin, un fort sifflement a sonné dans mon oreille gauche...
Au sujet de notions telles que le mauvais oeil, la sorcellerie, la malédiction, empreintes de pensée magique, je ne sais trop que penser. Y croire tout à fait est difficile à assumer, et pourtant certains faits m'ont laissée perplexe. Pendant l'enfance, on m'a entre autre nourrie au tirage de tarot, à l'astrologie, aux anges gardiens. Bien évidemment, je ne possédais ni les informations ni l'esprit critique pour faire la part des choses. De façon à peine consciente et sans en comprendre toutes les conséquences, je percevais juste qu'un regard, une remarque ou une attitude pouvaient avoir un effet sur mon état d'âme. A l'âge de dix-huit ans, j'ai offert un manteau à une bohémienne. Disant que j'avais bon coeur mais pas de chance, elle m'a confectionné un talisman en me recommandant de ne jamais l'ouvrir. Ma curiosité aiguillonnée, j'ai fini par le dépiauter et j'ai été déçue de n'y découvrir que des ingrédients de cuisine et des glyphes incompréhensibles. Pourtant, alors que l'instant d'avant je rationalisais et doutais qu'un objet puisse me protéger, j'ai aussitôt regretté de l'avoir ouvert : je n'avais percé aucun secret et détruit une possibilité.
Quelques années après, le bouddhisme a semblé la solution à ma déprime lancinante. Dès le début de cette pratique j'ai eu une chance inouïe et décisive, abasourdie de constater l'effet immédiat d'une prière profondément ressentie, d'une simple pensée. Mais face aux réponses toutes faites et aux efforts quotidiens nécessaires après cette chance du débutant, j'ai abandonné cette pratique au bout de quelques mois. Six ans plus tard, je me suis penchée sur l'astrologie dans le but de déprogrammer les prédictions peu optimistes que ma mère m'avait faites quand j'étais enfant. L'ami qui m'y a initiée était souvent perspicace, ce que je mettais autant sur le compte de l'analyse psychologique, puisqu'il me connaissait, que sur la pertinence de cette discipline à laquelle il me semblait qu'on pouvait faire dire tout et son contraire.
Par la suite, certains événements m'ont amenée à élargir mon point de vue. J'ai rencontré une voyante qui m'a parlé avec précision de mon passé. Comment pouvait-elle voir à travers le temps ? Un jour, une personne que j'ai bousculée par mégarde m'a fixée avec un insistant regard assassin et j'ai aussitôt ressenti dans le pied une vive douleur persistante. Le lien semblait étonnement direct. Différentes personnes connaissant les travaux occultes m'avaient dit que ma vie n'irait pas mieux tant je ne serais pas débarrassée d'attaques dirigées contre moi. Je refusais d'autant plus d'y croire que cela me semblait insoluble. Mais en désespoir de cause, j'ai fini par rendre visite à une personne qui pratique la magie blanche. Son tarif était si exorbitant que je suis repartie en sachant que je ne pourrai jamais m'en acquitter. Dès le soir, j'ai pourtant vécu une soudaine amélioration très nette dans un domaine qui me tenait à coeur. Après une semaine d'indécision, quand je l'ai avertie que je n'aurai pas les moyens de faire appel à ses offices, elle m'a dit qu'elle avait commencé à travailler pour moi. D'ordinaire, on affirme que ces choses-là agissent un peu comme un placebo : sachant qu'elles ont lieu, on les laisse nous influencer. Or en l'occurrence l'effet avait eu lieu sans que je sois informée de son intervention.
Puis j'ai commencé la pratique régulière du raja yoga (méditation silencieuse) qui, en débranchant l'activité permanente du discours mental, laisse émerger une forme de conscience plus intuitive. J'ai alors vécu des phénomènes étonnants tels que d'incessants rêves prémonitoires extrêmement précis, et il m'arrivait assez souvent d'entendre résonner une phrase dans ma tête juste avant que mon interlocuteur ne la dise, mot pour mot. Evidemment, ces choses improuvables ne peuvent se vivre qu'en soi et pour soi, mais elles commençaient à modifier mes convictions. D'ailleurs il arrive aussi que je dise quelque chose et que mon interlocuteur, troublé, m'annonce qu'il avait ces mots-là sur le bout de la langue. Cela peut arriver à tout le monde et on peut aisément mettre cela sur le compte de la coïncidence, mais quand ces hasards se répètent si souvent, il y a de quoi se poser des questions. En lisant des ouvrages sur le yoga, discipline millénaire riche de multiples expériences et réflexions, j'ai vu que ces manifestations étaient ordinaires pour ceux qui pratiquent la méditation, et que les théoriciens les expliquent parfaitement. J'en retiens principalement que la pensée, au même titre que l'électricité ou le magnétisme, est une énergie invisible mais réelle qui peut, dans certaines conditions, interagir avec la matière et donc les humains. Aujourd'hui, des expériences scientifiques vérifient que la nature des pensées récurrentes produit différents effets sur la chimie du cerveau, sur l'organisme.
La science moderne base ses découvertes sur des calculs mathématiques compliqués et abstraits, sur des protocoles expérimentaux prédéfinis extrêmement précis, et a tendance à récuser les conceptions fondées sur l'expérience individuelle, même si elle est rapportée par des milliers de personnes. Or, on suppose aujourd'hui avec la physique quantique que le simple fait d'observer modifie le résultat de l'observation, et que la formulation d'une question détermine en partie la réponse. Avec la méditation, on n'observe pas : on se plonge dans une expérience. De plus, suffit-il de ne pas aborder un sujet pour nier son existence ? Ainsi, ce qui, pour la pensée cartésienne, relève de la psychiatrie, de la schizophrénie, est pour d'autres cultures le signe d'un lien recréé avec l'univers, le cosmos, le divin. Il devenait nécessaire pour moi de moduler mes conceptions et d'admettre peut-être l'existence de faits sans pouvoir les expliquer, de devenir plus attentive à des signes subtils.





Fêtes et défaites

Une fête aux entrepôts d'Ordener. Distribution générale de pâte d’ayahuasca -qui ressemble plutôt à de l’opium- par Isia. Tout le monde est là. L’autre côté de la maison est occupé par Paul Mc Cartney, et Georges Harrison avec qui je fais l’amour. Je reprends de la pâte, comme une gourmandise festive à laquelle je ne peux résister. C’est la dernière fête du lieu, bientôt récupéré par la mairie pour en faire un espace culturel. Il y a l’expo d’un ancien des squats qui fait des installations plutôt chouettes, pendant que les travaux commencent. Je me plains que la mairie veuille en faire un lieu touristico-bobo, on me répond que c’est soit ça, soit la zone.
Un concert de LRB sur l'île Saint-Louis, juste pour deux morceaux. Une terrible envie de pisser me prend pendant que Mathias présente les musiciens. Je pensais tenir jusqu'à la fin du set, mais la présentation dure tant que je me décide à y aller. L'accès des WC est encombré par les provisions du catering, et des gens qui révisent là m'arrêtent pour me demander où sont les toilettes ! Le concert commence bientôt et je dois retourner sur scène, mal à l'aise. Mathias envoie au solo une nouvelle trompettiste. J’ai les boules d’être trop nulle pour qu'il me propose d'improviser. Le public déchaîné se rue sur nous, agglutiné aux trompettes. J'en veux à William de me laisser me débrouiller pour leur dire de nous laisser la place. Il s'en fout, vu qu’il est assez grand pour être au-dessus de cette cohue.
Dans un autre rêve qui me revient en mémoire, je m’appuie sur l’air pour avancer par-delà les obstacles et la foule empressée. Ça faisait longtemps que je n'avais pas plané en rêve. J'adore ça, je me sens au-dessus de la mêlée et de la frénésie citadine.


Lundi 14.
Cette nuit, j'insiste lourdement pour voir le dentiste et la secrétaire reste très posée alors que je m'étais trompée de jour. Puis je fais un aller-retour à Paris, le temps de me goinfrer et picoler. Ensuite je récupère une mob, un vélo et une table que j’entrepose devant une boulangerie à Ménil. Dans le hall de mon immeuble, il y a Lionel et d’autres gars de Romainville, le chat le plus riche du monde et candidat sénateur (?), et des voisins qui changent les néons. J’insiste (Encore ! J’ai du mal à obtenir ce que je veux, ou je suis juste opiniâtre -et non pas capricieuse comme on me l'a si souvent reproché) pour qu’ils m’aident à transporter mes affaires avant de sortir en soirée. Il y a une impro de musique berbère dans la boulangerie que le patron, musicien, garde uniquement pour rester près des potes du quartier. Puis les copains m’accompagnent enfin à une brocante avec tout mon bric-à-brac.
Le chat me fait penser à Tom. C'est l'homme dont je suis amoureuse depuis presque dix ans, et que je fuis tellement j'ai peur. J'attends de me sentir prête, guérie, assez facile à vivre et solide pour oser l'approcher. Mais à force d'attendre, je me demande si on est vraiment faits l'un pour l'autre, et évidemment je ne pourrai pas le savoir sans face à face. J'ignore aussi ses intentions à mon égard, même s'il me semble lui plaire, mais si ça se trouve c'est juste un film que je me fais. Il est fort probable que je m'arrange encore une fois pour m'intéresser à un homme inaccessible,  un prince charmant, une relation impossible. Si c'est tout ce que je cherche, il ne me restera plus qu'à fuir une fois que nous nous rapprocherons et à me reprocher mon inconstance, liée à la confusion entre désir et amour... Le patron de café, c'est à Jo qu'il me fait penser. Et la musique, elle semble ouvrir des portes puisque mes amis m'aident après son évocation. J'ai souvent remarqué le changement d'attitude de certaines personnes, quand elles me voient sortir la trompette et jouer. L'instant d'avant j'étais inexistante, et d'un coup je deviens quelqu'un d'important...

Finalement Valérie me demande si ça ne me dérange pas qu’on aille ensemble à Iquitos. Ai-je jamais dit le contraire ? Elle a probablement réfléchi : comme elle ne parle pas espagnol, je pourrai lui faire les traductions...
Samedi, Carlos est allé à une fête, peut-être une cérémonie. Ce matin, après la distribution d'ajo sacha, il est tout content d'avoir revu les siens et nous raconte un peu sa vie. Il parle de son village natal, qu’il a quitté à neuf ans, enlevé par un patron pour travailler. Le caoutchouc, peut-être ? Il y a trois semaines, il y est retourné pour la première fois depuis quarante-cinq ans, accompagné d’un dièteur et d’un journaliste qui fait un reportage sur lui. Il évoque son émotion de revoir tous ceux qui sont encore là. Là-bas, tout le monde connaît la médecine, celle des anciens, et les vieux sont centenaires. Je suggère qu'outre les plantes, l'alimentation y est aussi pour quelque chose, ce qu'il confirme. Carlos dit que pour rejoindre ce village, ça prend deux jours en pirogue ; sinon c’est six heures en express mais ça coûte 4000 dollars. Il aimerait y retourner à Noël et le groupe des quatre veut que nous y allions, en partageant le prix de l’express, pour faire une cérémonie là-bas. Avec une personne de plus, ça leur reviendrait moins cher, certes, mais je ne suis pas venue faire du tourisme. Je préfère rester concentrée sur ce que j’ai à faire ici, et de toutes façons je n'ai pas le budget. Ils insistent, me pressent de traduire toutes leurs questions au maestro, et quand je leur dis qu’il a déjà envoyé une cinquantaine de cadeaux au village, ils croient que je mens pour mettre la question de côté. La confiance règne... Bref ! C’était sympa comme tout d’entendre le maestro raconter tout ça, ému comme un enfant.

Départ pour Iquitos juste après le repas du matin, et on n’est rentrées que pour le deuxième repas, à quinze heures. Eprouvant. Et encore, j’ai écourté la recherche de sandales pour Luc. On avait déjà fait les courses pendant près de quatre heures et Valérie voulait continuer de chercher sous la pluie, alors que depuis vingt minutes on nous baladait dans toutes les allées de Belèn. Cela dit, j’aime bien ce quartier populaire, avec des étals en pleine rue et les effluves de plats qui ne sont pas pour nous. Je me suis promis de venir y manger un tamal à la fin de ma diète. Ravie de rentrer au calme, je ne bouge plus d’ici pendant trois semaines.
On était stupéfaites qu'aussi peu de gens fument dans les rues, rien à voir avec le rythme de consommation des français. La plupart d'entre eux n'ont peut-être pas les moyens de s'offrir ce luxe à six soles le paquet. Mais même Carlos, qui n'est pas spécialement pauvre, fume peu alors qu'il emploie le tabac tous les jours pour les rituels. Je crois que leur rapport au tabac est très différent du nôtre : j'avais remarqué que mes deux collègues musiciens d'origine péruvienne ne fument que quand ils sortent, le week-end. Il semblent considérer le tabac comme une plante rituelle plutôt qu'un objet de consommation courante, comme chez nous.
On a bien papoté avec Valérie, mais je trouve ses avis parfois un peu tranchés. Elle habite en Corse et dit que les Corses sont des gros fainéants (ok, c’est pas nouveau, encore que j'en connais qui sont de sacrés bosseurs) qui ne font rien pour développer leur pays, et qu'ils préfèrent louer leurs maisons en été parce que ça rapporte plus pour moins de boulot. Comme je lui avais dit que j'avais loué mon appart pour la durée de ce voyage, je me suis sentie un peu visée. Du coup, j’ai évité d'aborder mon histoire mais c'est dommage. Elle est architecte et joue du piano, deux de mes rêves d'enfant. Si je le lui avais dit, elle aurait peut-être compris que, ne trouvant pas de situation satisfaisante, je bidouille pour financer mes projets. C'est sûr que je préférerais avoir un salaire d'architecte... Je comprends qu'elle ait les boules de ne pas trouver de logement pour sa fille, mais je trouve plutôt rassurant que les corses résistent contre l’invasion par le béton. A part ça, ça va elle est cool. Luc aussi était tout radouci, après notre retour. Par contre, Alice a eu l'air un peu énervée et je crois qu'elle n'a pas apprécié mes commentaires sur sa belle-mère, après la dernière réunion. Elle disait l'avoir vue enveloppant la famille d'un voile protecteur, en mimant un geste qui m'a fait penser à un marionnettiste. Je lui ai alors parlé de ma propre belle mère qui, sous des apparences de douceur, est plutôt manipulatrice et à l'origine de plusieurs de mes problèmes. Peut-être a-t-elle cru que je voulais instiller le doute dans son esprit. Certes, ce n'était pas très adroit de ma part mais je cherchais surtout à me trouver des affinités avec quelqu'un, à me faire de nouveaux amis, pensant que ce n'est pas par hasard si on se rencontre ici.
Sur le conseil de Valérie, j’ai raconté à Michèle mon flip à propos de Lidio, en précisant bien que c’était sûrement de la parano, mais en rentrant quand même dans les détails. Elle m’a d'abord dit que Lidio est un homme. Ça ne ressemblait pourtant pas à de la séduction, vu la noirceur de son regard. Elle m’a aussi parlé d’une ombre qui m’accompagne, et qui n’est pas moi. Les gens qui la voient peuvent s’en inquiéter. Alors là je suis ébahie, en me souvenant en effet avoir vu une ombre m'entourer, il y a longtemps, juste avant de perdre une boulette de shit qui était dans ma poche. Michèle regardera ce qu’il en est lors de la prochaine cérémonie. Mais elle m’a avertie que ça ne partirait pas d’un coup, et qu’il y aurait des passages difficiles quand ces saletés sortiront. Puis elle m’a rassurée : elles partiront certainement et c’est d’ailleurs le principal travail à faire ici. Finalement cette affaire m’a donné l'occasion d’aborder ce sujet sans tarder, ce n’est pas plus mal.
Je me remets à fumer, pas la force de lutter. J’ai eu trop le cafard hier, et je sens que le tabac me remonte un peu… Disons que ce n’est que partie remise, car actuellement j'ai d'autres priorités.
Je l'aime bien cette équipe de dièteurs. Peut-être de nouveaux amis, qui sait ?





Deuxième cérémonie, on continue de creuser

Mardi 15.
Aujourd’hui aura lieu ma deuxième cérémonie. J’ai fait une mauvaise nuit, une heure à m’endormir et réveillée à trois heures du matin. Est-ce la clop, le processus dont m’a parlé Michèle, ou le temps qu'il faut pour me réhabituer à m'endormir sans l'aubépine calmante ?
Encore une fête. Zone d’ombre nocturne. Quand une punkette de Grenoble me passe un joint, des vigiles arrivent et l'assistance s’éparpille sauf moi qui reste pantoise. Le reste a disparu mais apparemment une partie de moi n’est pas d’accord que je fume. Vigilance rouge !... Plus tard, Marcel m'emmène dîner dans un appart qu’on lui prête en banlieue, par une route qui fait des lassos en montagne. Au bar où l'on s'arrête prendre l'apéro, on me passe de quoi faire un joint que je roule en douce derrière le comptoir. Décidément, je me remets aux pétards ! La patronne arrive et Marcel, qui la connaît bien, est très mécontent que j'aie allumé le joint à l’intérieur. Serait-ce un père intérieur bienveillant qui ne veut pas que je fume ? Ces rêves de pétards à répétition m'étonnent d'autant plus que j'ai arrêté depuis plus d'un an. Apparemment, ce n'est pas encore réglé dans ma tête. C'est même évident, puisque j'ai refumé quand j'étais saoule, avant de partir.
La fin s'évapore, tellement il se passe de choses, mais ça ressemble à ma collection de démons : bringues, drogue, incruste et provocation parlent de mon avidité qui me fait ignorer les règles, le respect d’autrui et de mes propres besoins... Autre gros sujet de travail à côté de la sorcellerie, à moins que tout ne soit lié. Tient, j'ai dit lassos ! On dit route en lacets, joli lapsus. Je me sens prise dans un piège ? Celui des pétards, de l'avidité ?

Michèle doit donner toute son attention à une femme qui a une bosse sur la tête. Cette phrase a résonné entre mes oreilles, aussi clair et net que si quelqu'un me parlait. J'ai cru que cela me concernait puisque j'ai une bosse sur la tête, souvent douloureuse. Mais le matin, en mettant sa main sur le crâne d'Alice après l'avoir soufflée, elle lui a dit : Oh, c'est quoi cette bosse que tu as sur la tête ? Bon, ben l'attention n'est pas pour moi, alors... Pourtant, moi aussi j'en ai besoin.
J'irais bien voir les copains qui vivent dans la région de Grenoble en février ou mars, histoire de continuer la diète à la campagne. Mais je redoute le coup de rouge à tous les repas. Si c'est pour recommencer comme avant, il vaut mieux éviter. Et à Paris, les rayons confiseries à tous les coins de rues, les bars et les sorties... Dans les deux cas, je risque de reprendre mes mauvaises habitudes. Le problème de la compulsion, c'est qu'au moindre écart je retombe dans le piège. Ah, revoilà le fameux lasso ! Le cercle vicieux peut durer des mois mais je veux quand même me gaver et je me l'autorise trop facilement, quitte à me rendre malade. Vu mes excès passés, cette façon de me faire plaisir se transforme aussitôt en punition : mal au ventre, maux de tête, manque de sommeil, cerveau dans le brouillard et nerfs à vif. L'autodestruction à l'état brut. Même ici, dans une dynamique positive, ces gâteries me hantent et je meurs d'impatience de me les offrir. L'équilibre est précaire entre ce que je m'autorise et ce que je me refuse, et certaines libertés que je m'offre me coûtent le prix fort en me coupant d'autres libertés. Si je n'apprends pas à me tempérer, il ne reste plus qu'à vivre cloîtrée dans un ashram jusqu'à ce que tout désir soit mort en moi. Pas de chance d'être aussi perturbée mais je n'ai pas le choix, il faut bien gérer. Et c'est dans la vie ordinaire que la vraie lutte va commencer. Il finira peut-être par en sortir quelque chose.
Je lis justement qu'en Mongolie, les offrandes faites aux esprits sont des bonbons, des cigarettes, de l'alcool... Ces produits sont les vecteurs qui permettent de fixer les sorts, bons comme mauvais. C’est peut-être pour ça que, pour me libérer de la sorcellerie, il faut aussi m'en libérer.
Finalement de quoi j’ai envie ? Que faire de cette vie ? Voilà ce qui me trotte dans la tête en ce moment. Avec la trompette je suis devenue tellement flemmarde, à force de bosser l'instrument tous les jours sans trouver de travail. C’est désespérant, et j'en ai assez de lutter. Je voudrais récolter les fruits et que ça devienne enfin facile, mais ça ne le sera jamais ! Si je cherche un truc facile il faut que je trouve autre chose que la musique et la trompette, surtout quand on commence à trente-quatre ans !

Cette nuit, la nausée a été plus douce que la première fois. Au début de l'ivresse, pensant à la chance d'être accueillie par les plantes maîtresses sur le chemin de la guérison, une immense gratitude jubilatoire m’a envahie : j’ai inspiré profondément en tendant les bras vers le haut, comme pour envoyer un merci infini dans tout l’univers. Mes mains jointes au-dessus de ma tête sont redescendues sur mon crâne, et j'ai senti de la lumière descendre en moi. J’étais aux anges à l'idée d’être en contact avec l'esprit de l'ayahuasca, cette opportunité de transformation.
En avalant ma ration, sans réfléchir j'ai demandé qui était à l'origine des travaux de sorcellerie contre moi. Mais ce n'est pas cette question que j'avais prévu : qu'est-ce que ça va changer de le savoir ? Au début de l'ivresse j'ai vu une silhouette de femme boulotte habillée de noir, mais pas son visage. Ma belle mère ? Je pensais déjà à elle. J'ignore pourquoi cette silhouette m'a également rappelé Yvonne, ma grand mère paternelle, mais comment imaginer qu'elle ait fait quoi que ce soit ?
J’essaye de fixer mon mental mais il est speed, j’ai du mal à voir des scènes durables et significatives. Beaucoup de prismes, de motifs géométriques aux couleurs éclatantes qui se transforment à toute vitesse. J'aperçois de nombreux fauves et chaque fois leurs proies apparaissent. Vu tous les animaux qu'ils tuent, je me dis que ces fauves ne méritent peut-être pas mon admiration fascinée. Ces images sont en rapport avec les humains prédateurs, comme l'oncle Alain qui m'a fait si peur quand j'avais deux ans. Des crânes humains me rappellent ma question de vendredi dernier, à propos de la mort. Peut-être que les réponses mettent parfois plusieurs jours à venir. Il y a des images agressives : bêtes menaçantes, machines de guerre et visages furieux dont l'un me fait penser à ma mère... Je les éjecte d’un geste, mais elles reviennent et je me dis qu’après tout ce sont juste des visions, et cesse de m'en préoccuper.
Je vois errer une petite fille abandonnée et perdue, sans protection ni amour. Un marchand de chaussures s'empare d'elle et lui coupe les jambes pour en faire l'enseigne de sa boutique. Le sang dégouline sur la vitrine, jusqu'au bitume. Tandis que la fillette se navre de ne plus pouvoir se déplacer sur ses moignons sanguinolents, le commerçant, tapi dans son arrière-boutique, se frotte les mains en pensant aux nombreux clients que cette enseigne attirera dans son commerce. Une colère cinglante m'envahit en pensant à tous les gens capables de détruire, asservir, exploiter et tuer pour posséder plus. Ça ne leur monte pas au cerveau, ça reste au niveau de la bourse ! Ils s'en foutent de détruire les autres, des enfants, et ça me sidère.
Dans un paysage empli de machines de guerre à perte de vue, des régiments armés jusqu'aux dents embarquent sur un porte-avion pour partir en guerre. Je cours vers eux en gueulant : arrêtez ! N'y allez pas ! Tout ça c’est des conneries, c’est que pour l’argent, pour des bouts de cailloux ! Mais ils n'entendent pas, hypnotisés par l'influence de leur culture et je n'y peux rien. Ça ne me rend pas malade, ouf ! mais triste et en colère, consciente de l’inévitable tendance humaine et de ses conséquences.
Une fois remise de ces images choc, je me remets sur le tapis ma question favorite : et l’amour dans tout ça ? Il m’apparaît sous la forme d’un mec baraqué et rasé, un macho possessif qui tient la porte d’une cage. J’y entre et me retrouve face à spiderman attaché par le cou et par une boucle au nez. En quelque sorte, c’est le diable qui attache et enferme le diable. Je ressors vite avant que la porte ne se referme. C’est ça ma vision de l’amour, une prison, un asservissement où l'on me propose le rôle de proie ? Là, j’ai vraiment du boulot pour envisager la relation intime d'une façon moins maladive !
Trois fois, je vais aux toilettes. La première fois je titube dans l'ombre, incapable de trouver le chemin, et retourne à ma place sans m'être soulagée. Mais ça presse de plus en plus et finalement je parviens à me ressaisir pour marcher droit et prendre la bonne direction. Un renard sort, ce qui fait retomber la nausée du reste pas très forte.
A la fin la pluie commence à tomber doucement. Je descends au tambo avant que ça ne se gâte trop. C’est en marchant que la nausée monte, et je me vide aux toilettes. Je mets trois heures à m’endormir avec le bruit de la pluie, les visions agitées et mes intestins qui m’obligent à me relever toutes les quinze minutes. Mon corps est sérieusement secoué, mais je suis bien contente d'évacuer ! Le son des gouttes de pluie tombant dans le ruisseau m'apparaît sous la forme de cercles aux prismes colorés. Encore plein de motifs, l’amour en cage, et surtout un mental speed et bavard qui ne me laisse pas tranquille, sans rien raconter de saillant non plus. Et un icaro enchanteur résonne en boucle dans ma tête.





Immersion dans le végétal

Mercredi 16.
La pluie tombe en trombe jusqu’à neuf heures du matin, et à mon réveil le tambo est cerné par les eaux. Je perds une tong en traversant la rivière débordante et plonge jusqu’à mi-cuisse pour aller la récupérer : mes autres chaussures ont moisi, c'est tout ce qui me reste et je ne tiens pas à les perdre. Carlos hallucine autant que nous, d’habitude il ne pleut pas autant en décembre. Un peu naïve, je lui demande à quoi c’est dû et contre toute attente il me répond sérieusement : c’est à cause de la folie des humains, ce sont les larmes de tous les animaux détruits et exploités. La nature est en pleurs et ça ne va pas s’arranger. Sa réponse me semble évidente, mais il y avait comme une nécessité de le redire.
A la réunion, Valérie raconte qu'elle s'est vue en petite fille, seule et sans affection, et je réalise que ma vision de fillette abandonnée et mutilée parle probablement de moi. En racontant cette histoire de jambes coupées j’étais remplie de larmes contenues, en proie à une grande nervosité, comme si je prenais conscience d'atrocités subies avant même de savoir parler... Carlos s'est alors roulé une clop en me regardant, l'air de penser que je devrais en faire autant. Je l'ai imité, et mon agitation est aussitôt retombée. Il m'annonce que je continue de prendre l'ajo sacha au moins jusqu’à la cérémonie de vendredi pour approfondir le nettoyage. Pour la suite, on voit après.
Comme si une vieille inquiétude m'avait quittée au cours de la nuit, ma méfiance s'est calmée devant les regards sombres : Carmen a toujours ces yeux tristes au fond ce n'est pas moi qu'ils visent, mais sa propre peine. Elle a sûrement vécu des trucs abominables, écrits sur son visage. Et je perçois Lidio comme un enfant, occupé seulement à jouer. Alors stop la parano. Cela dit ça m’a fait du bien d'en parler, autant pour me soulager que pour mettre Michèle au courant et envisager une solution. Elle explique que l'image des jambes coupées symbolise le sacrifice d’un animal, fait pour obtenir l’intervention d’un esprit, et aussi le vol d’énergie. Je lui parle alors du conte des chaussures rouges -elle aussi a lu « Femmes qui courent avec les loups »- dans lequel le sacrifice est clairement l’oeuvre du diable, fait sur une enfant laissée à l'abandon par ses parents ! Serait-ce l'origine de ma hargne criée aux militaires dans la vision de cette nuit ? Car au fond, la guerre relève du même processus poussé à l’extrême, et il y a aussi un rapport avec le diable qui veut enfermer l’amour... Quelle folie humaine, trop humaine ! L'autre diable est attaché par le nez, sens olfactif animal, et le cou, lieu de la voix. Pourquoi ces organes-là devraient-ils être ligotés ? C'est comme si l'animalité et l'humanité n'avaient pas su cohabiter, comme chez ceux qui abusent du pouvoir pour détruire. Et pourquoi un diable en enferme-t-il un autre ? Vengeance ? Jalousie ? Abus de pouvoir d'une manière ou d'une autre !

Carlos me trouve très respectueuse et sérieuse avec les esprits des plantes, ce qui est bon pour l’apprentissage. C'est vrai, j'aime et je respecte les plantes. Franchement, si elles n'étaient pas là on n'y serait pas non plus. Pas de végétal, pas d'oxygène donc pas d'humains. Respect ! D'ailleurs ça fait des années que je parle à mes plantes. Bon, pas tous les jours et je ne leur lis pas Baudelaire non plus. Mais parfois je joue de la trompette dans leur direction et quand l'air qui sort du tube les fait frémir, j'ai l'impression qu'elles apprécient. Ou si j'en blesse une par mégarde, je m'excuse. Au cas où. Par contre, je n'avais jamais imaginé qu'une décoction soit aussi perspicace et me montre autant de secrets. Elle permet vraiment de fouiller les moindres recoins de la mémoire, et même de dévoiler des faits dont je pensais n'avoir aucune connaissance. Quel puissant révélateur !
Michèle aussi dit que j’ai un très bon contact avec la plante. Ça fait plaisir. C'est peut-être parce que je m’étais adressée mentalement à l'esprit de l'ayahuasca avant de partir. Comme je parlais déjà aux plantes, m'adresser à leur esprit à des milliers de kilomètres n'était guère plus absurde. Cette proximité vient probablement aussi du fait que j'essaye de rester en contact avec mon monde intérieur : on peut l'ignorer autant qu'on veut, lui nous connaît très bien et il finit toujours par nous faire passer ses messages, de gré ou de force, alors autant que ça se fasse en douceur. Depuis le temps qu’on se triture mutuellement, mon inconscient et moi, je préfère voir en lui un allié qui a des choses importantes à me communiquer, quitte à ce que des zones d’ombres apparaissent parfois. Peut-être aussi qu'avec les drogues je me suis habituée à divaguer dans la nuit noire de ma conscience... Mais ce qui m'étonne le plus avec l'ayahuasca, c'est qu'une vision fugitive puisse résonner aussi durablement dans l'imaginaire, en entraînant toute une série d'autres images ou pensées. Même sans la concentration qu'exigerait une réflexion, un fil conducteur m'entraîne dans l'élaboration de processus que ma conscience n'avait jamais vraiment effleuré. L'autre surprise est que certaines images s'imposent comme si elles venaient directement du fin fond de la psyché tandis que d'autres, tout aussi manifestes, semblent être le résultat de réflexions qui continuent pendant l'ivresse. Par exemple, les militaires d'hier soir me sont apparus spontanément, alors que ma réaction -les engueuler- a été consciente. Avec ce produit, je me sens vraiment à la lisière entre l'ombre et la lumière. Tout s'y négocie avec conscience et émotion à la fois, comme pour recréer un lien entre les zones éloignées de l'esprit, entre le corps et l'intellect, comme une porte grand ouverte entre conscient et inconscient. Je ressens une profonde admiration pour cette plante et beaucoup de gratitude, ça aide probablement au bon contact.
Je chante à Michèle l'icaro mignon comme tout qui me trotte dans la tête depuis le premier soir. Elle explique que les icaros du début de la cérémonie, quand les deux maestros chantent ensemble, sont choisis pour appeler les esprits en général et celui de l'ayahuasca en particulier. Celui-ci, l’icaro des quatre vents, appelle le Christ et va chercher les énergies dans les quatre directions, d'où son nom. Il correspond à une médecine faite de quatre ingrédients, pas que des plantes, et sert aussi contre la sorcellerie. Alors, c’est pas par hasard si j'aime le chanter. Il m’apporte douceur et paix. Après cette première partie de cérémonie et une courte pause silencieuse, Carlos entame son tour de chants, quasiment toujours les mêmes, qui dure environ une demie heure. Ensuite Michèle prend le relais en s'accompagnant de maracas. Les paroles sont à peine articulées, comme pour court-circuiter l'intellect des participants. C'est un des fondements de l'arthérapie. Car le mental a tendance à dénaturer les expériences entières et ancrées dans le corps, à dévier les réactions émotionnelles par des interprétations, des jugements qui segmentent, trient, nient et hiérarchisent. Bien que je sache cela, j'échoue à retenir ma curiosité de comprendre les paroles. Hier, j'ai juste entendu que l'un d'eux parle d'ajo sacha. Le set de Michèle dure à peu près autant que celui de Carlos, puis après une autre pause ils reprennent ensemble pour environ vingt minutes. La cérémonie finie, ils avertissent les participants en s'exclamant : gracias !

Cinq minutes de soleil ! Je fume ma troisième clop à la clairière située devant mon tambo pour me réchauffer un peu avant que les nuages ne le recouvrent à nouveau. De là, j'admire la force du végétal qui accueille l'astre solaire en s'ébrouant avec un grand sourire lumineux. Les restes de plantes pourries, brisées, parasitées et attaquées de toutes parts continuent de vivre, grandir et s’élever vers la lumière. Elles montrent l'exemple : laisser tomber ce qui est mort, s'en débarrasser pour continuer une vie plus saine, plus légère, comme un arbre coupé à la base qui repart de plus belle. Certaines plantes s’enracinent sur des souches mortes, les lianes enlacent les troncs et profitent de leur verticalité pour croître. Elles m'émerveillent toutes, et j'aimerais faire partie de leur monde. Deux arbres s’enroulent l’un autour de l’autre depuis leurs racines, si voisines, jusqu’au feuillage tout là-haut, comme un vieux couple qui se renforce mutuellement. Une image de l’amour dont je ferais bien de m’imprégner, au lieu de mes histoires de cages et d'escargots.
Ensuite j'observe les colonnes de fourmis qui trottent à longueur de journée jusqu’en haut des arbres. Elles ne sont pas plus chargées au retour qu’à l’aller : montent-elles juste faire la salutation au soleil ? J'aimerais appâter ces immenses papillons noir et bleu électrique qui donnent une bonne leçon de détermination, en courant la fleur tout au long de leur courte vie. Une famille de petits singes à tête orange s’élance d’arbre en arbre en contournant mon tambo. Tout en se grattant ils me regardent étonnés, et méfiants quand je réponds à leurs couinements par des bruits de bisous. J’espère qu’ils ne vont pas entrer mettre le souk chez moi…
Dans l’après midi, Michèle, Valérie et Alice sont passées devant mon tambo pour leur cueillette d’alta runa, la plante qu'elles vont à présent dièter à la place de l'ajo sacha. Elles sont suivies par les chiens qui font les fous. La chienne aux yeux clairs, celle qui assiste à toutes les cérémonies, entre dans ma case et observe immobile pendant de longues minutes. Un peu plus tard elle revient seule et me regarde d’un air interrogateur. Moi aussi, je suis surprise par son comportement. Elle a l’air de vouloir dire quelque chose, mais quoi ? Voit-elle cette ombre qui m’accompagne ? Ou au contraire une lueur, une lumière qui serait en train de renaître ? Elle trouve que ma chambre est en bordel ? Il m'arrive aussi de parler aux chiens mais ne comprends pas bien leur langage, dommage ! Comme dans mes visions, les animaux sont bien là, en tous cas.

Le marchand de chaussures vu cette nuit me fait penser à un copain de lycée de mon père qui a exercé ce métier. Cette référence n’est-elle là que pour me faire penser à l'époque de la jeunesse de mon père ? Difficile de savoir... Mais non ! Le gars se frotte les mains en pensant que l'enseigne faite avec des jambes d'enfant lui apportera plein de clients. Il aurait demandé l'intervention d'une entité pour que ses affaires soient florissantes ? Mais comment l'énergie convoquée se serait-elle collée à moi ? Mon père aurait-il participé ? Le mystère reste entier et m'obsède presque, mais après tout qu'importe : ce qui compte c'est de m'en dé-ba-rra-sser ! Cela dit, c'est un vrai problème : certaines personnes, trop immatures ou matérialistes, manipulent les énergies par jeu, sans s'inquiéter des conséquences qui pourraient leur échapper. Et comme ils n'y voient pas le mal, ils se sentent innocents, facile. Mais ce n'est pas parce qu'on ne comprend pas comment ça marche que ce n'est rien. On peut être flatté de croire que l'on a du pouvoir, pourtant c'est un leurre car ce n'est pas notre énergie qui agit, mais les forces qui nous manipulent : comment pourrions-nous être au-dessus ? Et il peut y avoir les erreurs de manipulation. La manipulation, voilà le vrai danger, sous quelque forme que ce soit. On vit dans le monde que l'on créé car l'univers est rond, disent certaines philosophies de l'Inde, d'où l'importance du dharma, la loi universelle. Ceux qui manipulent ou volent l'énergie des personnes peu armées l'ignorent ou s'en foutent, car ils ne pensent qu'à eux et qu'ils seront probablement morts avant que le retour du boomerang. Aucune conscience globale, aucune vue d'ensemble. Et il va bien falloir que j'apprenne à m'en protéger car ces travers existent, quoi que je fasse.
Courage ! L’ayahuasca est vraiment infecte et son odeur donne envie de vomir aussitôt avalée, mais si elle m'aide à évacuer ces vieilles histoires il faut que je m’accroche jusqu’au bout. Continuer le nettoyage, travailler sur l’amour et le couple, sur la place de l’enfant, voilà le programme.





Les souvenirs remontent à la surface

Jeudi 17.
Il y a l’appart de Patricia dans lequel on peut agrandir les placards pour lui faire une chambre. Mais il faut lui dire sinon elle se laisse aller, trop résignée pour se prendre en charge. Et s’il est vrai qu’on joue tous les rôles dans nos rêves, rêver aussi souvent d'elle ne me dit rien qui vaille : je me vois vieille et résignée, moi aussi ? Ou bien c'est ce que je risque de devenir si je rate le virage de la quarantaine et omets d’assumer ma libido (suggérée par l’avidité qui revient si souvent sur le tapis) ? Ou encore cette femme continue de me hanter autant qu’autrefois, lors de ses crises qui m'ont envahie, niée et détruite, dans ce quotidien où elle prenait toute la place laissée vacante par un père démissionnaire ?... Va savoir !
Avec les copains, on se demande où continuer la soirée et je suis enchantée de les amener à la maison. Avec Marianne et Paulette, dans la voiture de Pat, on a une côte quasi verticale à descendre et il se lance d’un coup, très sûr de lui ! Aucune délicatesse mais il dit que c’est un 4X4 et qu'il sait ce qu'il fait. Dans de vieux rêves d’enfance je suis en voiture avec Patrice, mon frère, qui conduit trop vite, hilare de me foutre la frousse. Il mène la relation et prend le pouvoir sur moi en manipulant mes émotions et ma peur, m'empêche de me diriger à ma guise et à mon rythme. Ici, c'est un autre Pat tout aussi ingérable, et ce rêve me rappelle la nécessité de me reconstruire une autonomie adulte.
Nono, Olive, Marine, Lili, Popof, et plein d’autres potes sont au rendez-vous. Alors que Nono m’attendait c’est avec Olivier que je flirte, mais sans aller jusqu'au bout. Frustration. Il faut toujours qu’il manque quelque chose, que je me refuse la satisfaction. Pas pour rien que j'ai baffré des tablettes de chocolat presque chaque jour pendant des années. Le manque qui revient si souvent fait de moi une éternelle enfant tant que je ne comble pas ce vide ; sans compter sur le passé, qui n'y peut plus rien. Donc on est nombreux, et la cuisine rapetisse à vue d’œil. J’ai vraiment un gros cul et je peux à peine passer la porte qui rétrécit. En cassant les murs, on découvre des pièces vides d’un ancien appart en demi sous-sol avec des sanitaires (l'évacuation et la purification ?), un escalier qui remonte au rez-de-chaussée (vers le plan matériel, ou le cerveau ?) et du matériel que nous pourrons utiliser. Il y a aussi un coin dangereux avec des câbles électriques, à baliser, (référence à mes emportements, souvent vécus comme une décharge, un choc ?) mais le reste offre un bel espace. Tous les copains participent aux travaux et nous en faisons un lieu de vie collectif, convivial. Je suis super contente de ne plus vivre seule, de partager un espace et des moments de création. Là-haut, on trouve les femmes qui gèrent le lieu, un peu vieilles filles, elles sont d’accord pour nous le prêter. On les suit vers leur bureau pour régler les formalités. En fait c’est une sorte de fédération d’associations oecuméniques. Il y a tellement de nanas dans le couloir qu'en passant je bouscule par mégarde une femme voilée, qui m'agace un peu avec son zèle effacé. Dans ce rez-de-chaussée faut-il voir le mental, bercé de certitudes rationnelles et de limites sécurisantes ?
Ah Olive ! Je l’avais oublié, tiens ! Bouh ! Quand je pense qu’il me draguait il y a dix ans, quand il se droguait tous les jours et que j’étais amoureuse d'un looser. Et maintenant il se désintéresse de mon cas, surtout que j’ai eu l’intelligence de sortir avec son frère sous ses yeux. Quel micmac ! C’est à lui que j’avais pensé, avant de partir, quand Paulette m’avait tiré les tarots. Elle parlait d’un amoureux qui allait attendre mon retour, et que cette fois-ci ce serait le bon. Mais il n'y a rien à espérer de lui ! Au fait, ce tirage était de toute beauté. Contrairement à l'histoire d'amour que Paulette y a vu, j'en ai fait une lecture classique qui me semblait plus en rapport avec l'actualité. Sur l'axe de la situation : un voyage (le chariot, VII) au soleil (le soleil, XVIIII), sur l'axe des résultats : à l'autre bout du monde, (le monde, XXI) une renaissance (le jugement, XX), ou encore un épanouissement prochain. D'après certains auteurs, le XXI suivi du XX est signe de régression mais après tout c'est un peu ce qui est en train de se passer, et s'il faut en passer par là, pourquoi pas ? Synthèse : table rase (l'arcane sans nom, XIII). C'est pas beau, ça ? Certes j'aimerais que Paulette ait vu juste, mais il faut avouer que ma lecture un peu simpliste semble dire ce que j'avais besoin d'entendre pour me rassurer après avoir acheté mon billet d'avion.
Bref, côté frangin la voiture hors de contrôle revient encore, de même que l’appartement de Patricia à agrandir. Cette époque de ma vie est toujours là, entrave à l'élaboration de ma propre individualité envahie et grignotée depuis plus de trente ans... C'est rageant ! Qu'après avoir rétrécit l'espace s’agrandisse et s'ouvre sur de nouvelles possibilités, très bien, mais les intrus n'ont pas quitté leur cachette... Bon, disons : pas encore !

Le truc sympa avec l'ajo sacha, c'est qu'elle nettoie bien la peau. Mon visage élimine les toxines sous forme d'une sueur grasse et douce, le grain et les plis s'affinent. Même pas besoin de mettre de crème, surtout avec l'humidité de l'air. Donc le travail est en cours, du moins au niveau physique, et je sais que corps et esprit forment une seule entité. Au niveau des rêves aussi, il faut reconnaître que ça bouge pas mal. Mais où ça mène, pour l'instant c'est le mystère.
Hier, après la tombée de la nuit, j’ai eu un gros flip en entendant des bruits de pas tourner autour de la maison. J’ai éteint ma torche et j’ai attendu, dans un mutisme pétrifié. A deux reprises j'ai vu un faisceau lumineux passer sur ma moustiquaire. J'ai cru que quelqu'un approchait, mais en réalité personne n'aurait pu tourner aussi vite autour du tambo. Tétanisée pendant au moins vingt minutes, je me demandais si j’étais la cible d’un pervers ou d’un esprit frappeur. Et peu à peu, plus rien : les bruits s'étaient fondus à celui des arbres qui s’égouttent. Après tout, il y a des bruits en permanence et pour ce qui est des flash de lumière, j'en ai vu quelques uns ces derniers temps. Mais ça m'a fait du bien de murmurer l’icaro des quatre vents, j'ai l'impression que ça a éloigné sinon la chose, du moins la frousse. En m'endormant j’ai fini par me dire que cette présence accompagnée de lumière était peut-être là pour chasser l’ombre, justement...
Préparer la cérémonie de demain : demander de nettoyer mon corps, mon esprit et mes émotions de tous les traumatismes passés, de purger ma vision de la relation amoureuse. Et que faire de ma vie ???
Aujourd'hui, après la pluie, concert d’oiseaux bruns à queues jaunes. Alice est énervée de ne pas avoir vu les familles de singes passer dans les arbres. Pourquoi ne pas être attentive à la nature, au lieu de jalouser ? Elle croit peut-être qu’ils m’ont envoyé un SMS : lève les yeux, on arrive !



Vendredi 18.
Encore tirée du sommeil vers quatre heures du matin. Après un repas au restau, un hôpital qui me rappelle une vieille histoire de 86, un accident de voiture avec deux gars bourrés et une nuit à l’hôpital. Puis le lieu se transforme à nouveau et devient une maison assez bourge où je suis au pair, mais ils me laissent souvent seule à garder la maison. J’occupe une grande véranda récemment construite, pleine de plantes, dans laquelle ils ne viennent presque jamais. Ils habitent plutôt les parties anciennes, comme si cette véranda était seulement destinée à recevoir. Même si je ne suis pas là pour ça, je fais le ménage avant leur retour car il y a de la poussière partout. Ce rêve me fait penser à mon séjour au pair en Italie, dans les années 80, qui ne s’était pas très bien fini car j’avais giflé la fille. Pour rien ! Je m’étais excusée et on s’était expliquées, mais par la suite j’avais surtout réalisé à quel point je reproduisais les comportements iniques qui avaient été mon lot. Ces histoires se rapportent surtout à la période de dix-huit vingt ans, pendant laquelle je me suis lâché la bride, avec une série d’aventures par toujours reluisantes. Mais ce qui me plaît dans ce rêve, c'est d'occuper la partie nouvelle et claire d'une maison, une véranda remplie de plantes, aux grandes surfaces vitrées ouvertes sur le ciel et l'extérieur, et de dépoussiérer l'espace où j'habite. Si la maison des rêves représente le corps et l'âme humaine, ce ménage et la luminosité du lieu sont peut-être le signe positif du travail actuel des plantes, probablement en rapport avec la famille.

Ce matin, Michèle m’accueille avec une petite moue en me demandant comment ça va. Réveillée trop tôt et mal dormi, dégoûtée de recommencer à fumer (elle me conseille les mapachos. Le clou c’est que j’ai cru que c’était de me retenir de fumer qui me rendait maussade, et je le suis tout autant en recommençant), toujours constipée (il paraît que c’est normal, à cause des plantes, mais à un moment je vais voir sortir un gros morceau), et les maux de tête qui reviennent (normal aussi, l’ajo sacha remue tout ce qui ne va pas pour le préparer à sortir). Donc finalement tout va bien ?
Hier j’ai fumé sept clops light dégueulasses. Aujourd’hui je vais essayer de ne pas fumer de la journée, je me réserve juste un mapacho pour le début de la cérémonie, comme vendredi dernier. Samedi je n’ai pas fumé, et je n’aurais peut-être pas dû afficher ma gloire devant le « clan des quatre », tous fumeurs. Dans les deux jours, c’était reparti comme en quarante. Jalousie ? Il faut peut-être que j’arrête de voir la jalousie partout, et que je me responsabilise. N’ai-je pas gâché mon énergie moi-même en m'identifiant à ma réussite –l’ego, toujours– au lieu de rester centrée ?
J’allais m’endormir après avoir mis quarante minutes à mâcher l’unique repas de la journée –riz et patates– quand j’entends Carlos et Michèle m’appeler : tout le groupe part rendre visite aux arbres du coin, dont certains sont diètés par des gens présents en ce moment. Tant pis, je dormirais plus tard. Marc a accaparé les bottes que Raph avait laissées pour tout le monde, et je fais la balade en tong sur les flancs de la forêt humide et glissante... Certains arbres sont énormes et immenses. Le plus vieux a plusieurs milliers d’années. Huit mille ans dit Carlos, je ne sais pas si c’est possible mais il est magnifique : el rei (le roi). Au tabaquero, on offre du tabac en le déposant dans une sorte de poche située à la base de son tronc. Juste comme ça, parce qu’il aime. Carlos nous montre aussi différentes variétés d’ayahuasca, dont l'esprit est féminin. Elles ont plusieurs décennies et s’enroulent amoureusement autour de l’arbre sans l’étouffer, pour ne pas détruire ce sur quoi elles reposent. Celle que nous prenons est de la variété azul (azur), pour voir les images célestes. De nombreuses plantes sont utilisées. Après les deux premières semaines de diète, où tout le monde est à l'ajo sacha, chacun prend une plante qui lui est prescrite en fonction des besoins perçus par les guérisseurs au cours des cérémonies. Chaque plante possède une personnalité, un esprit particulier. Parmi les plantes maîtresses, certaines sont surnommées doctorcito (docteur) et d'autres abuelito (grand père). Les unes soignent le corps et les autres enseignent à l'esprit. Quand Carlos parle des arbres utilisés contre mais aussi pour la sorcellerie, warmi caaspi et ana caaspi, je pense que c'est exactement ce qu'il me faut. Puis il parle des combats de sorciers qui, autrefois, allaient jusqu'à décimer toute la famille du concurrent, l'origine de ces conflits étant quasiment toujours la jalousie. Là, je me dis qu'il vaut mieux rester en dehors de ces manigances qui me rappellent mes visions d'homme jaloux, de vol d'énergie et de sacrifices...
Carlos est sidéré par les gens qui n'ont aucun scrupule à tuer des arbres si anciens, sans respect pour la vie qu'ils portent et inconscients des conséquences pour la vie sur terre. Marc dit alors que l'on a presque anéanti la forêt d'Alaska, alors qu'elle s'était implantée là pour ralentir les vents glaciaires afin de permettre aux humains de s'installer plus au sud. Etonnée qu'une conscience se voit attribuée à tout végétal, je demande si c'est pas plutôt les humains qui ont pu s'installer sur le continent parce qu'il y avait une immense forêt au nord. Il répond sèchement : c'est ce que dit le channeling de ces arbres. Gabrielle a vu comme sa façon de parler m'a interloquée et, peu après, elle dit que si j'aime le chocolat au lait c'est parce que j'ai besoin de douceur. Oui mais il faudrait juste que je me l'offre autrement, cette douceur.
Suite à cette balade, je rêve que je dois diéter un des arbres contre la sorcellerie. Mais dans ce cas les maestros conseillent de passer la cérémonie au pied de l'arbre, pour bien prendre contact avec son esprit. Je préfère éviter de passer la soirée sous la pluie, en tongs et sans cape digne de ce nom... Pour les bottes, j'en ai déjà parlé à Marc et n'ai pas envie d'insister. Trop fière, sans doute, pour revenir sur une considération qui me semble minimale. Je me dis : qu'il assume son égoïsme, mais en fin de compte c'est moi qui marche en tongs... En tous cas, cette sieste était un vrai bonheur !
J'appréhende la prise d'ayahuasca de ce soir. Cet après midi, je lisais sur la place du village pendant que Nelson remplissait le réservoir d'eau de l'hôtel. De loin, je l'ai averti que le tank débordait et il a accouru pour vérifier, puis a continué de le remplir : j'avais dû me tromper. Aussitôt j'ai eu un malaise avec sueurs froides et jambes flageolantes, vraiment pas bien. Dès que j'ai pu me relever, je suis descendue m'allonger. Etrange mouvement d'énergie, non ? Encore les jambes coupées !... Bref, je vais demander à la plante d'être douce avec moi dans le nettoyage, mais sans détour. Et de me débarrasser du tabagisme. Chère ayahuasca, pour ce soir je te demande une libération douce et radicale de toutes les drogues, de la sorcellerie, de mes conceptions inconscientes de l'amour, du couple, de la famille, de l'enfance... En douceur mais complètement. Merci. Après une heure de repos, encore une belle méditation basée sur la respiration, sans répétition de mantra, histoire de calmer et déconnecter le mental pour faire de la place en moi pour le reste, tout le reste...

Ce soir, rien d'extraordinaire au niveau des sensations. Au début, des vers grouillent sous un plafond. Je me demande ce que c'est que ce truc, et je vois la surface de la terre un peu plus haut : c'est une tombe vue de l'intérieur ! Charmant ! J'ai tout de suite pensé à ma grand-mère Yvonne. Par la suite je me suis demandé pourquoi cette image me faisait penser à elle. Peut-être parce que son enterrement est le dernier auquel j'ai assisté mais je ne sais pourquoi cette explication ne me semble pas suffisante, comme s'il y avait une autre raison cachée. A part ça, pas grand chose pendant la première heure. Je profite du calme relatif dans ma tête pour demander à explorer mon inconscient : aucune image, aucune réponse. Alors je n'ai aucune zone d'ombre ? Je dis ça pour me rassurer, mais la réponse viendra peut-être plus tard. J'insiste et demande : et dans mon cerveau reptilien ? Là, apparaissent des crocodiles. Brrr ! Je ne suis pourtant pas un monstre sanguinaire ! Ou alors les reptiles paraissent juste quand je dis reptile ?... Bref je préfère lâcher l'affaire, d'ailleurs ma question était superflue puisque l'exploration de l'inconscient est le principal but de cette médecine.
Les visions ont surtout eu lieu pendant le tour de chant de Michèle. La douceur maternante de sa voix m'entraîne dans le monde ouaté de l'enfance. Dans un bel espace lumineux blanc et bleuté à la déco kitch, un bébé joue avec des jouets multicolores suspendus au dessus de son lit. Il est allongé sous une structure de plusieurs mètres de haut en forme de A avec un petit c couché au-dessus ( ?... assez ?). Les rayons du soleil traversent les vitraux qui font penser à une cathédrale où il règne un silence, une douce paix. Cet enfant semble être considéré comme sacré. Puis Yvonne entrouvre la porte, jette un coup d'oeil sombre et referme aussitôt restant un instant derrière, la pensée tournée vers l'intérieur, avant de rejoindre le reste de la famille. De son côté, les murs sont gris et poussiéreux, tapissés de vieux papiers abîmés. Elle semble en vouloir à l'enfant, triste et résignée... C'est la troisième fois que les visions me parlent d'elle, après la silhouette et la tombe. Il se pourrait que sa frustration existentielle m'ait beaucoup plus influencée que je ne le pensais, cet épanouissement impossible à la base de l'éducation transmise dès mon plus jeune âge, patrimoine me marquant du sceau de la dépression. Il suffit de peu de chose pour modeler le cerveau d'un nouveau-né, comme l'histoire des bonnes fées ou des vilaines sorcières qui se penchent sur un berceau. Apparemment, j'aurais rencontré les deux genres.
C'est tout pour les visions, il paraît que c'est déjà pas mal. Mais il semble que ce ne soit pas forcément quand on a le plus de visions que le nettoyage est le plus efficace. D'ailleurs je ne me suis jamais autant vidée, sur le chemin et au tambo, bien qu'on ne mange pas grand chose. C'est le décapage radical : tout ce que j'ai vu -souvenirs réels ou inventés- semble partir dans la cuvette, par grandes vagues particulièrement malodorantes. Même si l'eau, la clop et tout le reste a pris ce goût infecte d'ayahuasca, je me libère peu à peu d'un vieux poids nauséabond.
Une fois au lit, en ressassant un icaro que j'adore, je revois les arbres que l'on a découverts ce matin. Comme de superbes kaléidoscopes, la chair de leurs troncs est composée de particules électriques qui vibrent à toute vitesse. Elles sont puisées dans la terre et montent vers le ciel, vivantes bien que parmi ces éléments il y ait aussi des crânes et des os. Car c'est aussi ça, la terre qui les nourrit. La mort nourrit la vie, et vice versa. Je remercie mentalement la liane pour sa sagesse, sa puissance, sa patience, sa profondeur, sa perspicacité. Une merveille ! Et je la vois s'étirer vers le haut, pleine de vigueur. Merci maman ayahuasca. C'est ma nouvelle maman, et l'ajo sacha ma nouvelle grand-mère. Et ce sont des vraies, de sacrées maîtresses !



Deuxième partie


La colère et le bouddha

Samedi 19.
Michèle a un message pour moi concernant l'exaspération. C'est à propos de choses du monde, de comportements contre lesquels je ne peux rien directement et que j'ai tendance à prendre de front. Ma colère revient régulièrement, tourne en boucle et me bouffe de l'intérieur. Elle dit que je ferais mieux de préserver mon énergie, plutôt abondante et positive, au lieu de me laisser pomper par les autres. Veut-elle parler de Marc, par exemple ? Mais elle ajoute que je n'ai rien à faire en particulier à ce sujet, ce travail et cette compréhension sont en train de se faire et le nettoyage en cours devrait évacuer le problème. Ouf, parce que là je ne vois pas bien comment m'y prendre.
La réunion de lendemain de cérémonie a été émouvante avec Luc et Alain qui pleurent en racontant leurs histoires. Nous sommes restés ensemble longtemps après le repas à parler de spiritualité, avec Valérie et Luc qui disent découvrir ce sujet, et Marc qui parle avec plus de douceur que d'habitude. Mais ce n'est pas la première fois que je le constate : les cérémonies nous rapprochent, chacun est plus enclin à partager son expérience comme si le collectif prenait le dessus sur l'individuel. Par contre ce pic d'empathie du à l'ayahuasca ne dure pas longtemps, et dès le jour suivant les egos reprennent leurs droits. Foutu ego ! D'ailleurs, après m'avoir posé pas mal de questions sur la méditation, Valérie et Luc m'ont sermonnée car j'ai dit que je ne souhaitais pas choisir de maître spirituel ni atteindre le nirvana. Alors qu'ils disent découvrir la spiritualité, je les ai trouvés gonflés de me faire la leçon. Comme Michèle venait de me parler de l'exaspération, j'ai tâché de me contenir. Je n'ai pas eu envie de raconter mon histoire, j'ai juste dit que je préfère chercher un enseignement en chaque instant de la vie, dans chaque rencontre, chaque expérience, ce qui n'empêche pas de reconnaître les maîtres et de s'intéresser à leurs enseignements. Pour évoluer, mais pas pour devenir un bouddha, et sans me fixer à un unique guru. D'ailleurs, bien souvent la fameuse illumination échappe d'autant plus qu'on s'acharne à vouloir la saisir, et de plus le chemin parcouru est au moins aussi important que le but. En réalité, ce chemin n'a pas de fin.
Luc dit qu'un bouddha n'est jamais en colère. Pas d'accord avec lui, j'ai dit qu'on a souvent tendance à les idéaliser, à les voir comme des dieux alors qu'un éveillé reste un être humain, accessible aux émotions. A mon sens, si on tue la colère, on tue aussi l'amour, l'humour, la poésie... On devient froid et distant comme un bloc de béton. Je dirais plutôt qu'un être éveillé connaît tellement bien les émotions qu'il sait les gérer différemment. Outré, Luc est devenu furieux comme si mes propos anéantissaient tous ses espoirs. J'ai eu envie de lui dire de ne pas m'agresser avec sa furie mais, au lieu d'être directe avec celui qui me bouscule -plutôt qu'encaisser pour exploser, ensuite, hors de propos- j'ai voulu dominer l'exaspération naissante. J'ai continué en disant qu'on peut très bien ressentir cette émotion sans se laisser emporter et envahir, ni s'empêcher d'exprimer ce que l'on ressent. Après avoir défendu le point de vue de son ami pendant un moment, Marc a fini par s'exclamer : Ah ! Tu parles de cette colère-là !... Je n'ai pas insisté, mais en effet je parlais de quelqu'un qui ne sort pas le gun dès qu'on le contredit, pardi ! Pas besoin de mettre l'autre en tort pour avoir raison, des avis différents peuvent très bien cohabiter et se compléter. Les réflexions évoluent souvent grâce à la divergence qui, à moins de s'identifier complètement à ses opinions, ne remettent pas en cause l'intégrité de l'individu.
Et je confirme, persiste et signe. Pour ma part, je n'ai pas dépassé la tentation de vouloir être gentille même quand ce n'est pas le mieux à faire. Disons : pas encore... En général je me tais tant que je peux, et finis par exploser, persuadée de m'être fait avoir. En réalité je me suis fourvoyée toute seule en répétant des schémas inculqués de longue date, dans lesquels je crois devoir faire passer l'autre et la relation avant mes propres besoins. Préserver l'ambiance d'accord, mais ce n'est pas en se laissant faire qu'on arrange les choses. Au contraire, je crois qu'un être éveillé sait identifier l'adversité, ce qui est essentiel à la préservation de l'énergie et de l'harmonie. Et il peut justement exprimer, sans urgence ni violence, une colère bienveillante destinée à éclairer l'autre et la situation. Car colère et violence, ce n'est pas la même chose. Mais je n'en suis pas encore là puisque, aujourd'hui même, la seule façon que j'ai trouvée pour éviter le conflit c'est de me taire, au lieu de signaler à Luc, tout en douceur, qu'il devenait un brin dérangeant avec sa virulence intempestive.
Pour ce qui est de l'exaspération Michèle a bien raison, et elle ne date pas d'hier. Quand mon frère m'agressait je prenais tout en pleine face, minée par sa malveillance et l'absence de soutien de mes parents. Au lieu de m'apprendre à me défendre Patricia me reprochait souvent de lui répondre, en disant qu'il m'attaquait d'autant plus que ça lui donnait du pouvoir sur mes émotions. Et mon père m'a giflée plusieurs fois pour ses conneries, comme si s'en prendre à son fils revenait à se frapper lui-même. Mais que je réagisse, me taise ou m'enfuie, le harcèlement a duré quinze ans. Il aurait fallu que je me blinde, que je devienne aussi indifférente et insensible qu'eux ? Mais je ne savais pas faire, et ne veux toujours pas apprendre ça. Il me traitait de tous les noms dès qu'on était seuls, m'épiait sous la douche ou quand j'étais avec mon amoureux, m'a craché dans la bouche (la gifle, pour moi : je m'étais plainte trop fort), déchirait mes dessins en disant qu'ils étaient moches, ce que mon père confirmait parfois... Je n'en pouvais plus ! Je n'avais personne à qui confier qu'il ameutait tous les mecs, en colo, pour me baisser le froc. On appelait ça une mise à l'air. Venant d'un grand frère c'est la classe, hein, mais il avait de qui tenir. Dans une autre colo où j'étais la seule fille, quasiment harcelée sous ses yeux, il laissait faire comme si c'est tout ce que je méritais. A l'époque du collège, il m'organisait des rendez-vous pièges avec ses copains, et faisait ma publicité auprès des voisins qui m'ont finalement violée. Harcelée jusqu'à ce qu'en moi il n'y aie plus de place pour autre chose que la honte et le désespoir. Et l'exaspération obsessionnelle. Et tout ce que je n'ai pas appris pendant mon enfance, c'est adulte que je dois m'arranger pour l'apprendre. C'est beaucoup plus long et difficile, tant il y a à déprogrammer, mais c'est incontournable.
L'exaspération !... Ce n'est même pas ma révolte contre les grandes tares humaines, qui serait plutôt noble. Non, c'est comme dans ce rêve où je jette à terre un plat de poulet que l'on me sert alors que j'avais commandé de la dinde. Ça tient du caprice, ça frise la démence. Juste avant mon départ j'ai mis certains emportements sur le compte du sevrage tabagique. Je savais très bien que j'abusais et qu'il faudrait que je m'y colle, mais sur le moment la colère me rend aveugle et sourde. Je vais devoir apprendre à reconnaître le moment où l'exaspération monte en moi, pour m'extraire du bourbier émotionnel avant que mon énergie ne commence à fuir. Gros travail que je repousse depuis longtemps, ne sachant pas trop comment y faire face. Mais peut-être aussi qu'en purifiant entièrement mes vieilles colères stagnantes d'enfant niée la paix reviendra tout naturellement...

Aujourd'hui rien de spécial. La tigresse tend une patte câline sans les griffes, et donne l'impression que je peux l'apprivoiser. Après les prises de becs du matin, sa  qualité de présence sans barrière mentale m'est un apaisement. J'allume un demi mapacho juste après avoir bu l'ajo sacha à qui j'ai pourtant demandé une libération définitive de toute envie de fumer... Comme pour me prouver que ça ne marche pas ? Ai-je encore gaspillé mon énergie, ou c'est une façon de convoquer la mauvaise énergie pour mieux l'éjecter, comme cela se produit avec les visions et les rêves qui montrent le contenu sur lequel les plantes travaillent ? Je frissonne presque à chaque fois que Michèle me souffle de la fumée dans le dos, comme si mon corps recevait une grande dose d'énergie apaisante.

Je me déplace sur la façade d'un immeuble de balcon en balcon, pour échapper à je ne sais quoi. A moi-même, aux excès que je rechigne à abandonner ? Épuisée et gagnée par le vertige, je ne peux plus continuer et demande à une mamie qui est sur son balcon, éberluée de me voir là, de me laisser partir par chez elle car je n'en peux plus de cette fuite, qui est bel est bien une façon de me mettre en danger. La grand-mère qui m'offre l'issue représente peut-être l'ajo sacha, ou ma grand-mère intérieure, la que sabe (celle qui sait). Il y a aussi des concerts dans les rues du quartier. Des bénévoles assemblent des chars à des blocs de pierre pour les faire dévaler les rues en pente, pour une sorte de course. Là, déçue de ne pas participer alors que j'ai laissé passer l'occasion par flemme, je reste en plein milieu de la rue juste pour les faire chier. En plein dans l'orgueil et la bêtise ! Le looser se plante devant moi, admirant son oeuvre après m'avoir refait le portrait à coup de pieds dans la gueule. Huit en tout, j'ai compté... Que cette abomination sorte au plus vite, dès mardi prochain !
Il est minuit, ces histoires torturées m'ont tirée du sommeil. Une pluie épaisse tombe depuis quelques heures et commence à transpercer le toit de feuilles. Et je me suis fait dévorer, j'avais mal fermé la moustiquaire. Les démons intérieurs sont réveillés par les démons extérieurs. Mais je m'acharne à me rendormir.



Dimanche 20.
J'ai lu que l'infusion offerte dans la salle commune, clavo huasca, aide à tenir en cas de diète, donne de l'énergie spirituelle et sexuelle, est anti-inflammatoire et contre les maux de dents.
Ce coup-ci, j'ai bien dormi : de vingt heures à huit heures, avec juste deux brefs réveils. Encore et toujours des fêtes (on dirait que ça me manque énormément) et une balade sur la Marne pour un pique-nique à quatre. Parmi nous il y a un chat que j'adore cajoler, en partie pour prendre ma revanche sur un copain qui ne veut pas de mes câlins (comme toujours, l'homme froid et distant...). On mange des chips, du fromage pasteurisé, du poulet industriel en tranche et je critique ce repas de junk food. Patricia a deux apparts dont un à Belleville dans un quartier piétonnier, avec une grande baie vitrée qui donne sur une terrasse publique. Je lui suggère de le louer pour faire de l'argent. Une fête s'y organise, une foule de gens pas forcément invités y viennent et on a du mal à s'en débarrasser... L'autre appart est immense et vieux. Paulette et Mickaël y ont chacun une chambre. Parmi les autres pièces délabrées, je ne sais où me faire une place. Qu'est-ce que j'ai à toujours penser à elle ? Ma maison est hantée, gros dossier périmé à jeter pour m'habiter entièrement.

Premier jour sans tabac. J'ai demandé leur aide aux plantes, et fini un livre qui dit que c'est facile d'arrêter de fumer. Il insiste sur l'envie qui n'est pas celle du fumeur mais celle de la nicotine, petit monstre logé dans le corps. Un peu simpliste, mais dédramatiser la peur du manque est peut-être ce qui me manquait le plus. Là, je n'en ai même pas envie, j'ai encore un infect goût de brûlé au fond du gosier. Je redoute juste le moment où je changerai de plante, quand il faudra que je me souffle moi-même la fumée du tabac. J'espère que ça ne va pas me faire rechuter. Pour l'instant j'en suis au premier jour et c'est la veille du solstice, une bonne date pour une nouvelle aventure. Ensuite on verra bien.
Après le repas du matin, j'ai papoté un bon moment avec Mireille, la jardinière. Alice semblait interloquée en nous regardant. Ben oui, il y a des gens avec qui je m'entends bien, et leur groupe n'est pas au centre de tout. Eux, ils regardent Mireille de travers parce son jogging ressemble à un pyjama, mais tout le monde ne bloque pas sur les apparences.




Déterminismes

Lundi 21.
Je n'ai quasiment pas dormi, que des rêves à la lisière. Souvenir flou d'une station de RER où je suis des gens dans une histoire border line. A plusieurs reprises j'échappe à un danger. Pour fuir, un ami et moi nous enlaçons et sautons dans la verrière de studios de cinéma, en fermant les yeux pour les protéger des bris de verre. Comme on est nus (je rêve souvent que je rentre nue de Pantin, ce qui me rappelle l'histoire avec mes voisins...) on prend des tissus qui drapent la statue du boss installée dans le hall pour pouvoir rentrer chez nous. Nous nous embrassons dans la rue mais je le trouve trop pressé et pas assez sensuel. A la gare du nord les directions sont hyper mal indiquées. Ça m'exaspère et j'en rajoute : je tourne en rond en espérant qu'un employé de la SNCF me remarque, s'apitoie et vienne à mon secours, au lieu d'aller simplement me renseigner. Du coup, je perds un temps fou et laisse passer plein de trains. Idem au retour. Retards, fuites, risques et exaspération abusifs, régressions, hésitations... Toujours pareil.

Découverte du jour : l'exaspération est destructrice, et énergivore. Le truc à trouver c'est comment vivre pleinement, en accord avec moi-même qui ne suis pas foncièrement en accord avec ce monde, sans me mettre en danger ni consentir à d'intolérables concessions : amours, musique, émotions, amitiés, fêtes, travail, sexe, projets, opinions, spiritualité etc... Tout y passe, car tout est lié.
J'ai peut-être l'air forte alors on se dit que je ne vais probablement pas si mal et on ne songe pas à m'épargner, au contraire. Et ça me casse le moral, je n'ai vraiment pas besoin de ça. Ceux qui trouvent que j'abuse et me laisse aller ignorent que je n'ai jamais dépensé mon énergie que pour rester debout. Chaque fois que j'ai essayé de faire autre chose de ma vie je suis retombée, alourdie par les boulets, rattrapée par le croche-pied du passé. Sans blaguer, vu ce que je traîne je devrais être à l'HP, à la rue ou sur le trottoir. J'y ai souvent pensé, avec l'étrange sensation de frôler un gouffre. Etre debout -et même vivante- me semble un miracle, mais je ne sais toujours pas comment répondre à l'incompréhension sans donner l'impression de justifier mes faiblesses, de vouloir me faire plaindre, ou de me donner des droits parce que la vie a été trop trop méchante avec moi... J'aurais aimé être comprise sans avoir à rentrer dans les détails, car peu de gens sont prêts à entendre ou même à croire ces choses. Y compris chez les professionnels on peut facilement être prise pour une affabulatrice, et il faut commencer par prouver que l'on dit la vérité. Et le déni de la personne à qui l'on se raconte est particulièrement blessant, comme une trahison. Si on me questionne, la solution que j'adopte le plus souvent c'est de ne rien raconter, avec un laconique : je reviens de loin. Pour taire les horreurs qui me font honte et ne pas affronter la fuite de l'autre face à un interminable récit insalubre. Une personne perturbée  véhicule une charge de pathos qui dérange et on l'évite, ce qui entretient le cercle vicieux. Résultat, on est bien obligé d'assumer les problèmes pour chercher à les résoudre, même si à la base ils viennent des autres.
Revenir de loin, avoir vu en face des zones d'ombres est peut-être une force, mais elle ne m'incite pas à demander de l'aide. Et quand je me décide à le faire, si on m'explique comment me débrouiller seule, j'ai tendance à ne pas insister et à me couper ainsi d'un soutien, d'un éclairage extérieur. Bref, en ce moment je sens que j'ai besoin d'aide mais je bloque. Quand je parle avec Michèle, les autres nous interrompent souvent pour l'assaillir de questions alors je n'insiste pas, ne sachant même plus où j'en étais. Et j'ai beau entrevoir certains problèmes, je suis souvent dans le flou quand il s'agit d'en parler. Cette fichue coupure intérieure fait qu'on a beau se connaître un tant soit peu, à un moment on se retrouve dans le néant et la solution peut mettre des mois à se manifester, voire des années. Comme dans ce rêve où je vais à reculons et me perds en route. Comme un bébé qui n'a ni les mots ni les gestes pour se protéger. Il ne reste plus qu'à attendre que ça décante, le temps de faire la lumière, alors qu'une partie de moi brûle de trouver une écoute, une réponse, un soulagement.
Pour apprendre à me défendre, je dois d'abord savoir rester en contact avec moi-même dans l'adversité. Après m'être rigidifiée pour supporter les bourrasques, reconstruire une base solide et souple, saine. Un tronc bien enraciné d'où de nouvelles branches pourront renaître, portant des feuilles ouvertes à la lumière pour s'en nourrir. Mais avant d'apprendre il faut désapprendre et c'est le plus difficile, si on n'a pas une aide sérieuse. J'ai plein de trucs à déprogrammer : que je suis trop nulle pour réussir, pas assez travailleuse, que l'essentiel n'est pas le travail, qu'il n'y a pas que l'amour dans la vie (merci pour les contradictions, mais au fond on me demandait surtout de ne pas prendre trop de place), qu'aucun déterminisme familial ne me ligote (ce qui est faux), qu'il vaut mieux être seule (je connais, merci) que mal accompagnée (je connais aussi), que tout le monde est beau et gentil, que tout est de la faute des autres, qu'à sept ou huit ans je peux boire et fumer, à douze ans m'habiller en pute, à quatorze ans apprendre de ma mère qu'une femme qui a ses règles peut toujours se faire sodomiser... Et tant d'autres horreurs à jeter à la poubelle, à dissoudre entièrement avant de recevoir le vrai enseignement. Ah ! Je me démène encore en pleine douleur, heureusement, les plantes sont là pour faire le nettoyage et guider mon cerveau embrumé.


Le déterminisme : un vaste sujet. J'entends souvent dire qu'on est libre et que si on pousse de travers, c'est qu'on l'a bien voulu. Ou que ça nous arrange d'être malade parce que c'est plus facile de rester tel quel que de se réformer de fond en comble. C'est vrai qu'il y a parfois des compensations comme se faire prendre en charge, se faire plaindre, reproduire des comportements rassurants car connus etc. Il y a peut-être une part de laisser faire dans le mal être, mais il faut reconnaître que guérir est souvent le travail de toute une vie. Il exige d'être entrepris en sachant qu'on ne le finira peut-être jamais, en acceptant de garder toujours quelque cicatrice en souvenir du mauvais vieux temps. Certains n'en ont tout simplement plus la force, ce que je peux très bien comprendre. Et je crois que l'autodestruction n'est qu'une pulsion de vie malade, abimée par des conditionnements destructeurs. Les gens qui pensent que chacun est libre de tout déterminisme disent souvent ne rien devoir aux autres, comme si tout le mérite leur revenait. C'est entièrement faux, et j'ai remarqué que ceux qui parlent de cette façon sont souvent assez bien lotis. Les autres disent plutôt qu'ils font avec ce qu'ils ont. En réalité, personne ne fait rien seul : ni se construire, ni se détruire. Chacun est en grande partie le résultat de ses expériences et du cadre dans lequel il les a vécues, et le mérite est une notion très relative.
De nombreuses informations m'ont confirmé cet avis. Les gènes, par exemple : eux non plus ne font pas la loi, qu'il s'agisse de maladies ou de traits de caractère. Certains spécialistes ont découvert que c'est le vécu qui active ou non les possibilités offertes par le patrimoine génétique, dont certains éléments restent endormis, à l'état latent. Ainsi les gènes n'expliquent pas tout et s'y référer pour expliquer les maladies ou les comportements me semble surtout une façon de cataloguer les gens, leur vendre des médicaments et éventuellement les inciter à financer la recherche... Par exemple, un homme de trente-cinq ans qui fait du cholestérol est convaincu que "c'est génétique" parce que son père a le même problème. Ainsi il préfère prendre à vie des médicaments sans s'inquiéter de leurs effets secondaires à long terme, plutôt que renoncer à cuisiner au beurre -comme son père- et limiter sa consommation de fromages, alors qu'une réforme de son alimentation pourrait bien résoudre le problème.
Et si l'énigmatique effet de l'ayahuasca sur l'ADN se situait là ? Imaginons : un gène prédisposant à une maladie est activé par des années de mauvaises habitudes. Le nettoyage effectué par la liane pourrait le désactivé et le ramener à son état d'origine. Dans ce cas, j'imagine qu'après le nettoyage, le retour à l'ancien mode de vie serait en mesure de le réactiver peu à peu, ce qui obligerait de toutes façons à réformer durablement ses habitudes. Mais en attendant, les risques de développer une maladie grave seraient anéantis par le nettoyage de l'ADN. Ce sont des suppositions.
Pour revenir à la personnalité, elle semble comme un réservoir de potentiels et d'énergie dans lequel l'être puise en fonction des circonstances, affirmant peu à peu certains trait de caractère. Quelles que soient les données, chacun a la possibilité d'évoluer, d'apprendre et de se dépasser, toujours à partir des éléments donnés, l'entourage, les expériences, et tout ce qui contribue à ce que devient l'individu. D'où l'importance de ne pas juger selon les apparences. Ce qui compte, ce n'est pas tant ce que semble être une personne à un moment donné, mais d'où elle vient et où elle va, quel chemin elle parcourt. Et ça, il est impossible de le savoir sans bien la connaître. Bien sûr on aime quelqu'un ou pas, et souvent de façon spontanée. Mais c'est toute la différence entre juger et apprécier : on peut très bien apprécier quelqu'un (ou pas) sans pour autant lui demander implicitement de ressembler à nos idéaux. L'idée serait de rester centré pour éviter de projeter nos vécus et de se positionner par rapport à ce que l'on perçoit des autres, en s'identifiant complètement à nos conceptions. Facile à dire, certes, mais observer les interactions est déjà un point de départ. Tout ceci n'empêche pas de défendre l'autodétermination et le droit de chacun à faire ses choix personnels, en connaissance de cause, et à les assumer. Mais c'est encore un autre sujet.
Un autre aspect du déterminisme concerne ce que l'on appelle le karma. Parfois, notamment chez les bouddhistes que j'ai connus, il est conçu d'une façon culpabilisante assez proche des conceptions judéo-chrétiennes : tu vis telle situation pénible parce que, dans une vie antérieure, tu as fait ceci ou cela. Maintenant, afin de te programmer un meilleur karma pour la prochaine vie, tu dois te rattraper et faire le bien. En attendant, supporte ton sort. Or le bien est une notion très fluctuante : non seulement les règles diffèrent selon les époques et les cultures, mais en plus la conscience humaine sait justifier et oublier tous les agissements. Ou au contraire, on croit mériter telle chance actuelle grâce à ses vies antérieures. Bon moyen de se croire méritant sans rien faire. En réalité, comment savoir ce qui vient d'une vie antérieure ? Est-ce que tout ce qui nous est donné, événements et coups du sort, vient du karma, y compris ce qu'on en fait ? Voilà ce qui compte : ce qu'on en fait à chaque instant. Que l'on mérite ou pas les épreuves est une question inutile. Si elles ne nous détruisent pas, elles sont surtout des occasions d'évoluer. Certains disent que notre esprit nous les programme pour nous donner l'occasion d'apprendre. Ça semble invérifiable, mais au moins c'est une façon de se responsabiliser, au lieu de s'apitoyer sur un foutu destin tragique.
Une autre interprétation de l'idée de karma me semble plus intéressante : l'acquis avec lequel on naît ne viendrait non pas de nos actions, mais de ce que l'on a subi par le  passé (que ce soit au cours de vies antérieures -pour ceux qui y croient- ou de ce qui, dans cette vie-ci, a précédé l'émergence de notre conscience) et que l'on n'aurait pas su dépasser, transformer ou métaboliser. Nulle culpabilisation, donc, mais juste des problèmes à résoudre, des blocages à dissoudre pour se libérer et recommencer à évoluer. Cette version me semble beaucoup plus saine et utile. Prendre les choses en main : on n'a pas le choix si l'on veut s'en sortir. En y allant étape par étape pour les digérer et supporter le creux des vagues (puisque la vie n'est pas un long fleuve tranquille), et se réjouir d'avancer chaque jour, et de participer à l'évolution de la conscience universelle. Ou de l'inconscient collectif, selon les conceptions de chacun... Sympa, la retraite : ça laisse le temps de philosopher.

Gabrielle s'en va aujourd'hui. Elle m'a fait plaisir, il y a deux jours, en disant que quelque chose s'était ouvert dans mon visage. Marrant, j'avais vu la même chose chez elle. Miroir... Elle me prête ses guides pour que j'organise mes deux semaines de tourisme après le séjour ici. Demain, ça fera deux semaines que je suis là : première mi-temps. Mais si besoin je resterai peut-être ici jusqu'à la fin, c'est à dire six semaines en tout, pour aller jusqu'au bout du nettoyage. Gabrielle me parle aussi de l'après-diète : d'après son expérience, un suivi sérieux est important dans le mois qui suit pour consolider le travail fait. Il ne s'agit non pas de renouer avec les schémas de verbalisation et d'élaborations mentales, ni de tout raconter à un psy qui risque de ne pas comprendre ce type de thérapie et de marteler que ces "drogues" sont un désastre... mais de continuer scrupuleusement la diète pour préserver les acquis de la purification et que les plantes continuent d'agir. Tout simplement. Mais moi qui traîne un vieux bagage compulsif, comment vais-je faire ?...
Ce matin, quand Carlos m'a soufflé une bouffée de tabac dans le dos, j'ai encore ressenti un frisson et beaucoup d'énergie. Bien que je me sois réveillée à quatre heures du matin, je suis toute enjouée par le retour du soleil et me mets aussitôt à la lessive en sifflotant un icaro joyeux. Puis j'essaye à tout hasard de faire une sieste, et ça marche. Je suis réveillée deux heures plus tard par les grondements lointains mais certains du tonnerre. Le temps d'aller récupérer mes vêtements déjà secs et hop, le déluge s'abat sur notre petit coin de paradis. Le repas est servi dans une demie heure, juste le temps de méditer. Mais les piqûres de moustiques ne me laissent pas en paix. Puisque je n'arrive pas à méditer, autant préparer la prise d'ajo sacha : qu'elle me débarrasse de tous les déchets déposés en moi, de toutes les fausses croyances inculquées et de toutes les drogues, pour que l'ayahuasca les expulse demain soir. Vomir toutes mes peurs mal apprises et surtout celle d'être moi-même, pour vivre pleinement sans me mettre en danger. Apprendre la présence à moi-même, ni domestiquée ni sauvage, ni chienne ni louve. Le programme est chargé, et je n'arrive toujours pas à faire le tri !
Hum, du chou cuisiné à la tomate ! J'adore, mais ça fermente dans mon ventre. Avec du riz presque bien cuit, ce n'est pas pour soigner ma constipation obstinée. Heureusement, ça a toutes les chances de partir à la prochaine cérémonie. Fermente... Pourquoi je fermente ? La ferme hante, l'affaire me hante, les fées rementent, faire mante, le fer m'ente... Au secours !

Valérie fait la tête. Cette fois, ce n'est pas de la paranoïa : son visage affiche clairement la désapprobation et son silence est distant. Qu'a-t-elle à me reprocher ? D'avoir écourté la recherche de sandales pour son loulou, quand nous étions à Iquitos ? Ce que j'ai dit à Alice à propos de sa belle mère ? Le fait de ne pas vouloir de maître spirituel, et d'avoir mon point de vue sur le bouddha ? Me prend-elle pour une grosse fainéante parce que je n'ai pas de travail ? Il y a tant de raisons possibles, et je crains un peu d'apprendre ce que j'ai encore bien pu faire pour mériter cette antipathie. Comment savoir si le problème vient d'elle ou de moi ? Ne sachant pas comment lui poser la question, je fais comme si je ne m'étais rendu compte de rien. Et en fait si, il y a bien un peu de parano là-dedans : si j'étais plus sûre de moi, je lui poserais simplement la question, sans imaginer qu'elle m'en veut.
J'ai constaté qu'il m'arrive assez souvent de dégager des intentions inconscientes, que seuls les autres perçoivent. Et je me retrouve régulièrement dans des situations qui me dépassent, tant que je ne les perçois pas de façon évidente dans le reflet qu'on me renvoit. Ce flou intérieur révèle bien l'image quelque peu brouillée que j'ai de moi-même ! Mais je les trouve parfois un peu durs, ces camarades dièteurs, du coup mon envie de savoir ce qui se passe s'atténue. Comme Marc, par exemple : je disais que je trouvais les chiens d'ici super marrants, car ils n'arrêtent pas de faire les pitres entre eux. Lui affirme sur un ton péremptoire qu'ils deviennent très agressifs dès qu'ils sont en meute. Pareil pour les humains, non ? En plus les humains jugent et critiquent ce qu'ils ne comprennent pas. Il paraît que c'est l'ego : il juge quand il a peur, notamment face à l'inconnu. Quand je pense qu'il me fait la leçon parce que je mange de la viande (trois ou quatre fois par mois), disant que ça rend agressif. S'il en mangeait, qu'est-ce que ce serait ? Personnellement, je n'en ai presque pas mangé pendant des années. Je l'ai remplacée par le fromage, et à vingt-trois ans j'avais déjà trop de cholestérol. Plus tard, je me suis retrouvée anémiée alors j'ai recommencé à en manger. J'aime beaucoup les animaux, mais je tiens aussi à ma santé. Je limite les dégâts en évitant la viande d'élevage intensif industriel, malmenée, surmédicalisée et entassée dans des cages de tôle, mais ne peux plus être totalement végétarienne. Au fait, est-ce que manger de l'agneau ou du mouton aussi, ça rend agressif ?... Histoire de rester fair-play, je dirais que nous sommes peut-être tous en pleine projection : si je les trouve agressifs, est-ce parce que je le suis aussi ?

Pour l'instant ma vie sans tabac se passe bien : pas de crise de manque, je me sens libre et il ne pense pas à moi. Pourvu que ça dure. Il paraît que les premiers jours sont les plus difficiles, alors je suis peut-être en bonne voie...
Trois chauve-souris dorment sous mon toit, et l'une d'elles m'a pissé dessus ce matin ! Je les déteste ! Je dois toujours vérifier où elles sont pour éviter de passer en dessous, et ranger tous mes vêtements en conséquence. Par chance, elles se mettent presque toujours au même endroit.
Le brain washing, c'est une technique pour arrêter le mental, pour la concentration, les visions et prédire l'avenir : il faut placer une bougie à environ cinquante centimètres, et la fixer sans cligner les yeux pendant au moins quinze minutes. Je n'ai tenu que six minutes, mais disons qu'avec la fumée des insecticides dans les yeux, c'est normal.





La mère du végétal, une mère divine ?

Mardi 22.
Très mauvaise nuit. Réveillée à vingt-trois heures trente, je mets des heures à me rendormir, puis à six heures trente et là rien à faire. Pénible ! Dans la première partie, pas de rêve dont je me souvienne, pourtant vu comme j'étais agitée il a dû se passer plein de trucs. Dans la deuxième partie, mon coloc est à l'appart. Je rapplique avec Laurie, Claudia et d'autres copines funky et délurées. On fait une grosse fête, mais le top c'est que je ne me vois ni boire ni fumer. Enfin ! Ça n'empêche qu'on fait vraiment les folles à se maquiller et se déguiser, à faire des jeux de rôles et à danser avec la musique à fond. Ça dure le week-end, on envahi tout l'espace et mon coloc a l'air de bien le prendre. La proprio, qui apprécie moins, nous relègue au dernier étage sous une verrière lumineuse mais trop petite pour trois personnes, qui rapetisse même (encore ! Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Est-ce simplement parce que je suis en train de perdre du poids ?) à mesure qu'on ramène nos affaires. Bien que j'aie mal dormi, je me sens assez en forme. C'est bizarre, l'énergie. Peut-être que je m'y fais. Idem pour le rythme de vie : hier, je n'ai pas vu le temps passer.

Pour me préparer à la cérémonie de ce soir, quarante-cinq minutes de méditation avant le seul repas de la journée, que je fais durer quarante-cinq minutes pour bien en profiter. Carlos disait qu'une nouvelle potion serait préparée, mais finalement non et on va avoir droit aux mêmes grumeaux que la dernière fois. Je ne sais pas si je vais m'y habituer tellement l'odeur des miasmes collés aux boyaux pendant trente ou quarante ans était infecte, vendredi dernier.
Préparation mentale : demander à l'ayahuasca de continuer le nettoyage pour que l'enseignement puisse commencer. Ce sont quasiment les mêmes demandes depuis le début. Une pause m'aiderait sans doute à faire le point et envisager la suite. C'est peut-être du gaspillage d'avancer dans le brouillard mais là je ne vois pas quoi demander d'autre ni où j'en suis, alors je continue sur ma lancée. Et de toute façon la plante sait très bien ce qu'elle a à faire...
Aujourd'hui, je trouve le temps long. Troisième jour sans tabac, un seul repas, cérémonie à vingt heures, je rentre chez moi dans vingt-neuf jours. C'est pas énorme mais mes petites habitudes me manquent. Je pense tous les jours à mon chocolat quotidien, j'avoue. Et j'ai hâte de me retrouver toute neuve face à la vie, les groupes de musique, les amours, les projets, j'ai hâte de voir comment tout ça va se passer. Tout ça sans tabac, le bonheur... Et puis j'en ai marre d'être dans le moisi : les vêtements, le portefeuille et les billets, tout est recouvert de champignons. Rien à faire. Même les fringues qui étaient propres et sèches hier sont à nouveau imprégnées de cette insupportable odeur humide. Si ça continue, il ne me restera aucun vêtement au retour et je vais rentrer à Paris en tong. Finalement j'irai peut-être au Macchu Picchu juste pour changer d'atmosphère.

J'ai failli vomir juste après avoir avalé ma tasse, mais j'ai bien fait de me retenir car cette quatrième cérémonie a été totalement magique ! Les lumières vibrent encore devant mes yeux ébahis. Mes gestes éclairés à la torche se décomposent et des répliques de mon bras se suivent en scintillant, comme un effet stromboscopique. Carlos m'avait dit, suite à ma demande, qu'il me donnait une dose un peu plus forte pour voir ma réaction, pour la limpieza (le nettoyage)... Le dosage est personnalisé avec précision, ce qui est une bonne garantie contre l'abus. Et bien pour le coup, je suis complètement raide !
En général je ne peux m'empêcher de faire attention à la justesse de la voix et pendant les cérémonies j'y suis encore plus sensible que d'habitude. Ce soir, les chants du maestro font des gouttes transparentes de toutes les couleurs qui se solidifient en coulant. La lumière les traverse en reflétant les couleurs dans toutes les directions, comme des cristaux. Sa voix est riche en harmoniques, énergique et vibrante, une corde tendue juste comme il faut. J'ai toujours l'impression qu'elle est doublée par une petite voix aiguë, comme la quintina des sardes qui se fait entendre quand les voix sont bien accordées, une petite Madone cachée au fond de sa gorge. Mais non, personne n'est sous l'autel ni ailleurs : ce sont juste les résonnances, et les harmoniques dilatés dans l'espace sont époustouflants. Je suis émerveillée et hilare à la fois, alors qu'il n'y a rien de drôle. Ou c'est le fait de voir les sons qui me rend euphorique ? Le rire m'emplit et secoue mon corps sans me demander mon avis. Du jamais vu, ça vaut bien toutes les nausées du monde ! Marc a enregistré, c'est cette version qu'il me faut, celle du solstice.
En fait, ayahuasca et Marie, c'est la même entité, celle de la mère divine qui englobe tout, toute la création et tous les êtres dans un amour inconditionnel. C'est vraiment ce qui me manquait, et je sens que l'esprit de la liane comble un peu ce manque. Pendant que Michèle chantait avec sa douceur habituelle j'ai vu cette mère maternelle, une nature forte et stable, qui enseigne et redresse avec bienveillance et tendresse, sans discrimination ni contrepartie. Je repense à cet été où mon père nous a emmenés en vacances près de Rome. La famille de ses amis tenait un resto où nous passions des soirées. Là, une femme restait toujours assise, handicapée par l'obésité et l'asthme. Elle a dû voir que j'étais triste et renfermée, en manque d'attention et de tendresse, car elle m'a câlinée pendant tout le séjour. Au début, j'avais peur car je la trouvais moche avec ses poils au menton. Mais elle ne me demandait pas mon avis et me serrait chaque fois dans ses bras, me faisait des grosses bises et me caressait les cheveux, en disant : che bella ragazza (quelle belle fille). Finalement, je ne me faisais plus prier et me laisser choyer jusqu'à ce qu'elle me laisse aller jouer, revigorée et pleine d'amour. Elle demandait aussi aux ados de m'inviter à danser et j'étais fière comme tout. Je suis convaincue que cette femme m'a sauvée en me donnant cet amour qui me manquait cruellement -une bénédiction- et je ressens une gratitude infinie que j'envoie jusqu'à Rome à travers les airs, espérant qu'elle est toujours là et qu'elle la reçoit. Il est certain que je suis debout grâce à elle. La mère divine de mes visions lui ressemble, avec son oeil au milieu de la poitrine et sa générosité sans limite.
A l'inverse des femmes de mon enfance. C'est pendant ces vacances que la compagne de mon père m'a pris une mèche de cheveux... Elle s'est servie de moi pour titiller mon père : des jeunes passaient sur la plage en balançant les hanches et elle me faisait déambuler pour comparer et commentait : dis donc Sylvie, ça promet ! Et mon père s'enorgueillissait sans se poser de question. Un soir j'ai dit que je faisais un massage au fils de leurs amis, elle a gloussé en faisant la choquée : déjà, à ton âge ! Comme si je lui avais massé le bout ! Et pendant le trajet en voiture, elle proposait de faire une petite pipe à mon père car il ne pouvait pas se la bourrer en conduisant... La classe ! En tous cas, j'en ai évacué une bonne partie.
Des serpents arrivent de partout, et entrent dans mon corps pour faire le nettoyage. Je veux les suivre mais quand ils m'y invitent, à l'entrée du tunnel, je n'y arrive pas. Je préfère rester dehors et leur faire confiance. Bientôt je les sens se lover dans ma poitrine, et je vois à la place de mon coeur un joyau de turquoise et d'or en forme de calice, comme l'as de coupe des tarots de Marseille, qui renferme un trésor encore plus précieux. Peut-être un diamant, inaltérable et pur, mais le calice est à peine entre ouvert, le trésor bien gardé ! Ensuite, ils descendent dans mon ventre, circulent dans les moindres recoins et rien n'échappe à leur souplesse. Idem dans mon bas-ventre qui crie famine, et dans mes tripes prêtes à jaillir. Il y a aussi un bouc qui apparaît à plusieurs reprises, parmi les serpents. Chaque fois que j'essaye de l'éjecter, mon geste ralenti par l'air arrive ramolli et impuissant, et des armes apparaissent. Plus j'essaye, plus l'horizon se remplit d'armes jusqu'à ressembler à un champ de bataille jusqu'à l'horizon. Je me ravise alors, ce n'est pas la bonne tactique. On m'explique alors que ce bouc est fait de matière molle, comme le cerveau : tu peux le pétrir et en faire un agneau, ou tu peux aussi le couvrir de bisous ça va l'adoucir, le transformer.
Je vois souvent une source de lumière surgir d'au-dessus de ma tête comme celle de l'ermite, l'arcane VIIII des tarots, guide spirituel qui éclaire le retour vers passé et le fond de la caverne, là où se sont entassés les souvenirs. J'ai aussi vu Jésus avec ses larmes de sang, accroché à sa grande croix dorée. Cet or me rappelle les peuples pillés et massacrés... Jésus est haut placé, et tout en bas une foule éplorée est en adoration servile. Je me dis qu'ils n'ont vraiment rien compris, et qu'ils feraient mieux de se réjouir au lieu de passer leur temps à quémander un salut qu'ils ont mais refusent de voir. Je dis à Jésus : deux mille ans après ils sont toujours aussi cons, t'as peut-être fait tout ça pour rien. Puis je réfléchis et pense que c'est pas très sympa de lui parler comme ça, déjà qu'il a l'air triste. Je repense ensuite à mon sentiment d'avoir été sacrifiée par mes parents. Il y a un point commun, sauf que Jésus a accepté le sien pour essayer d'en faire quelque chose d'utile. Le mien est une escroquerie qui n'a jamais profité qu'à d'autres, et encore. A ce propos, certaines personnes pensent très sérieusement que Jésus était une femme. Au moment d'écrire son histoire on l'aurait fait homme pour asseoir la suprématie du masculin ? Cette hypothèse me semble d'autant plus justifiée que la féminité est en effet la grande sacrifiée du judéo-christianisme.
Je me suis demandé quelle plante j'allais prendre après ces deux semaines d'ajo sacha et, oubliant complètement ana et warmi caaspi, j'ai espéré passer à l'alta runa pour faire comme les copines. Mais, alors que je sors hilare de cette cérémonie, elles me regardent comme si j'étais folle et rentrent par un autre chemin, me laissant redescendre seule et sans torche, et je me perds à deux pas de mon tambo, marche dans l'eau et tourne en rond, incapable de reconnaître le chemin... J'ai hâte de retrouver mes copines, aussi délurées que moi.
Une fois au lit, je vois la naissance sous la forme d'un nouveau-né huilé et ficelé, prêt à passer au four comme un agneau dont le sacrifice a été prévu dès le début. Un bébé sacrifié par des adultes qui le veulent bien lisse, pas remuant. Et toute une réflexion sur le cordon coupé au silex ou avec les dents pendant des millénaires... Le miracle de la vie.


Mercredi 23.
Au rapport après la cérémonie. Chacun a tant de choses à raconter que la réunion dure deux heures. Comme le repas est servi après la fin du tour de table, on ne mange pas avant dix heures. Tout fier que la liane lui enseigne des choses importantes, Marc nous fait part de sa découverte : l'humilité, c'est la conscience de sa place dans l'univers. Après cette belle sentence, il balance qu'en comparaison avec les sons de la forêt, les bruits qui venaient de mon tambo n'étaient que dysharmonie. Sympa ! Mais je ne te juge pas, ajoute-t-il. Ben voyons, monsieur est trop bon. Sûr que les bruits de vomis et de chasse d'eau dans la symphonie nocturne, ça tranche. Mais chacun son job, moi j'étais en plein essorage.
Je vais donc passer à l'alta runa, que je prendrais seule dans mon tambo. Le problème c'est qu'il va falloir que je me souffle moi-même, et ça ne me dit rien du tout. J'ai encore oublié de dire que j'avais rêvé d'ana et warmi caaspi. Quand Carlos avait dit que ces arbres servaient autant la sorcellerie qu'ils la combattaient, je me suis méfiée. De moi-même : pas sûre d'être assez claire pour porter une énergie aussi puissante, une responsabilité qui me fait peur. C'est dommage, car ces choses-là s'apprennent en les pratiquant. J'aurais pu au moins en parler, ils auraient su me conseiller, mais chaque fois que je les vois j'oublie complètement ce que j'avais à dire... Après tout il n'y a pas de hasard, et c'est peut-être mieux comme ça, qui sait ? Quoiqu'il en soit, il faudra que je change de tambo pour m'isoler un peu plus. Comme cinq personnes partent ce week-end, je temporise : ça me laissera plus de choix pour ma prochaine demeure.
Carlos est très content qu'Alice lui demande comment se passe pour lui la prise d'ayahuasca, lors des cérémonies : Muy linda, la pregunta, dit-il (très sympa, la question). Ses visions concernent souvent les gens présents, pour les guider. Parfois il reçoit des messages pour lui, des mises à l'épreuve concernant son rôle de curandero grâce auxquelles il évalue toujours prudemment la dose à donner à chacun. Au lieu de servir la dose complète sans discernement, il vise au plus juste pour que la plante produise son effet thérapeutique sans que la personne soit trop déstabilisée. C'est aussi pour cela que nous ne faisons que deux cérémonies par semaine. Le produit secoue assez comme ça, tant au plan physique que psychique, et personnellement je ne crache pas sur les quelques jours de pause pour me remettre de mes émotions et du manque de sommeil. Malheureusement, d'autres praticiens n'ont ni cette conscience ni l'expérience nécessaire : parfois, des patients arrivent complètement déstructurés après un séjour dans un centre où la pleine dose leur a été servie pendant des semaines. Certains donnent l'ayahuasca tous les soirs pendant trois semaines consécutives, de la folie !! Ici, les guérisseurs les prennent alors en charge pour les remettre d'aplomb, ce qui peut prendre beaucoup de temps. En entendant Michèle me raconter ça, je comprends à quel point je suis bien tombée : j'ai choisi des gens sérieux et responsables. Ca c'est presque fait au hasard, mais finalement mon intuition est peut-être bonne conseillère.
Par ailleurs, Carlos dit qu'il vaut mieux rester assis et vertical pendant la première heure de cérémonie, sinon les icaros risquent de nous passer au-dessus...

Alors qu'on avait rendez-vous à quinze heures à la salle commune, le maestro est descendu me chercher à quatorze heures trente, toujours aussi souriant, pour aller cueillir l'alta runa. Il s'inquiète que je le suive en tong mais ça va aller, d'ailleurs on s'arrête juste derrière la hutte où se prépare la potion magique, devant une plante pas très haute. Ses feuilles bien vertes avec des nervures jaunes sont grignotées de partout. Carlos lui souffle quelques bouffées de tabac, mais dit qu'elle ne réagit pas, endormie. Il souffle sur une plante voisine qui ne répond pas non plus, puis revient à la première qui frémit, enfin réveillée. A mon tour de lui souffler dessus, elle réagit bien. Il reprend le mapacho pour souffler à nouveau et me désigne une feuille à cueillir avec l'ongle du pouce, huit fois de suite. Normalement on prend six feuilles mais là elles sont tellement bouffées qu'il en faut huit pour faire le compte. Je le soupçonne de forcer la dose vu que les plantes m'aiment bien et que je suis résistante. Il explique que la plante est consommée par un insecte dont les yeux brillent dans le noir. Ils pourraient mettre de l'insecticide mais préfèrent laisser faire la nature. Au matin, les nervures jaunes de l'alta runa reflètent de la lumière et c'est en les mangeant que ces insectes deviennent lumineux. C'est justement cette sorte de scarabée qui m'a rendu visite hier soir, avec ses yeux verts qui virent à l'orange quand il vole. Alors  moi aussi je vais devenir phosphorescente ? Avant de quitter le pied d'alta runa, Carlos dépiaute un demi mapacho que je dépose au sol en échange de ses feuilles, avec un grand merci. Puis nous remontons à la salle commune. Je dois à nouveau souffler chaque feuille recto-verso et les superposer en croix sur l'eau de la cocotte dans laquelle elles vont cuire. Encore une soufflette générale, puis j'exprime mentalement mes souhaits : qu'elle m'aide à faire la lumière sur mon coeur mais aussi les autres chakras, à comprendre l'amitié et les relations en général, qu'elle m'aide à me trouver, à trouver ma voie et l'amour, me réaliser et m'épanouir pleinement. Tout un programme, mais j'ai plus de deux semaines pour trouver des pistes. Je fais un signe de croix puisque ça a l'air de lui plaire, une dernière soplada, et c'est tout pour aujourd'hui.
Carlos dit que je comprends vite et que mon attitude ouverte et attentive me met en bonne voie pour guérir. Ça me rassure quant à mon incapacité, lors des cérémonies, à rester concentrée sur les questions que je me pose. Il paraît que c'est plutôt bien d'être contemplatif, signe qu'on se laisse guider par la plante sans crispation sur des attentes ou des questions particulières. D'ailleurs comment ne pas être émerveillé par la beauté du cosmos vu à la loupe, avec les ondes multicolores qui vibrent dans tous les sens ? Mais quand on me complimente, mon égo ne se sent plus de joie et il est bien capable de tout gâcher en se reposant sur ses lauriers, comme chaque fois qu'il se sent flatté... A la réunion, les autres dièteurs ont insisté en disant que j'ai eu une super expérience hier soir, et me regardent presque avec envie. J'hallucine, ils sont jaloux ou quoi ? Je ne vois pas ce qu'il y a d'extraordinaire à faire l'effort de s'ouvrir à ce qui se passe. Sinon c'était pas la peine de venir de si loin.
Ce matin, Carlos était tout sourire. Je suis si peu habituée à ce côté paternel que je ne peux pas m'empêcher de trouver ça bizarre, de me dire que ça cache quelque chose, comme si c'était pour m'abuser. Toujours aussi parano... En fait, je suis terriblement intimidée. Il semble vouloir m'encourager à avoir confiance en moi, content d'avoir à faire à quelqu'un de sérieux, et je me comporte comme une gamine terrifiée. C'est du gâchis, aussi décevant pour ceux qui me font confiance que pour moi. Evidemment, ça me rappelle une vieille histoire : j'ai eu tellement peur de mon oncle, à deux ans, que quelques années plus tard quand un autre oncle tout à fait bienveillant m'avait proposé une balade en moto, j'étais restée pétrifiée, incapable d'accepter ce qui me faisait énormément envie, juste par peur de me retrouver seule avec un oncle. Je n'ai pas encore réussi à reprogrammer... Mais cette cure va peut-être finir par m'y aider.
A part ça, bien que je sois habituée aux quantités de nourriture (que je mets toujours plus de vingt minutes à avaler, le temps que le cerveau envoie les enzymes digestives ; de plus une bonne mastication ménage l'estomac) je pense tous les jours au sucre, au chocolat, au fromage bien salé, à tous les trucs interdits ici et pas très sains en général. Ce matin, en comptant les vingt-huit jours qui restent avant de rentrer, je me suis rassurée : c'est pour presque bientôt ! De ce point de vue, dans ma tête rien n'a changé. Voilà ce qui m'inquiète : j'ai peut-être une bonne attitude, mais au fond de moi il y a encore plein de poison. Les strates de conditionnements, contenus quand ils n'ont pas le choix comme ici où on gère mon alimentation, reviennent en force dès que je retrouve mon autonomie.
Je ne me souviens d'aucun rêve pour cette nuit qui n'a duré que trois heures, mais j'ai déjà assez travaillé du ciboulot à l'état de veille. Globalement, moins de cauchemars, plus de lumière. Juste un vague souvenir, trop vague. Ah oui, il s'agissait de fluorine. Je ne sais pas à quoi cette pierre ressemble, mais tout ce que je sais, c'est que je la vois vert clair et je me dis qu'il faut que j'en porte...
Un objet volant entre en trombe dans le tambo, se cogne à la porte et ressort aussi sec pour se poser sur un arbre voisin : c'est un colibri qui entreprend l'ascension du tronc avec force coups de becs. Un insecte jaune orangé bondit de feuille en feuille, les perroquets rouges hurlent ola ! Ils me font rire quand ils imitent le coq : eh, vous êtes pas des coqs, vous êtes des perroquets ! Et toujours ces infatigables grenouilles. Tandis que je dessine le bruit des gouttes de pluie qui tombent dans l'eau les nuits de cérémonies, Michèle passe avec sa horde de chiens surexcités, puis un ouvrier, Mireille, Eric et Marc, et encore Michèle au retour. Pour une fois que le temps permet de sortir la table sur la terrasse... Ça me fera du bien de changer de tambo, ici c'est le boulevard.
Je pense à des exercices de musculation récemment appris, mais je n'ai pas le courage de m'y mettre. On verra à Paris, peut-être que je reprendrais le vélo pour mes déplacements quotidiens.








Je me jette à l'eau

Jeudi 24.
Chocolat moins 28 jours... Je visite des pyramides incas encerclées par les eaux, abandonnées depuis longtemps. Des statues s'effondrent et soulèvent des siècles de poussière qui forme des nuages suffocants. Pour éviter de me faire assommer et fuir l'asphyxie, je me jette à l'eau et nage avec peine, tournant en rond avant de savoir par où regagner la rive habitée. Quand j'y parviens enfin je suis soulagée d'avoir échappé à la noyade, mais me retrouve dans une société archaïque passée à côté de l'évolution du monde. La foule semble vivre et agir à moitié endormie, comme hypnotisée. J'ai l'impression d'avoir voyagé dans le temps, me sens décalée et me demande quelle place prendre dans cette société sans passer pour une extra-terrestre !
Ma première impression est celle d'un cauchemar car mon trajet est tortueux et je panique, effrayée de me noyer. Mais si l'anxiété est là, l'aspect positif est que je décuple une force farouche pour échapper à la destruction. On peut y voir mes efforts pour quitter ma genèse et les vieilles constructions mentales. La tension indiquerait alors mes efforts obstinés pour en sortir indemne ? Pour ce faire, l'immersion serait signe du passage par l'eau des émotions et des sentiments, par l'humidité féminine. D'ailleurs l'eau entoure les pyramides, comme pour montrer que le conditionnement ne m'a jamais fait perdre complètement de vue ma réalité authentique. Toutefois, reprendre contact avec elle est vraiment ce que je peux faire de mieux pour me dégager des modèles imposés et qui ne m'appartiennent pas. Et après réflexion, quand on revient de loin le sentiment de décalage avec la société uniformisée semble inévitable. Mais la question subsiste : comment le gérer pour y trouver une place, un rôle qui me convienne ?
Ensuite, je rentre chez moi et dans le hall une femme me défie d'ouvrir la porte avec ma clé. Ce n'est pas mon immeuble, mais la clé fonctionne. Un gars sort de l'ascenseur en se plaignant de ne pas trouver sa porte. Je propose de l'aider à s'orienter, mais une fois qu'il a retrouvé sa porte, c'est moi qui suis perdue. Impossible, même, de redescendre et je erre dans les couloirs et les escaliers. Je voulais juste rentrer chez moi, mais en fait je n'étais pas à la bonne adresse... La clé que je possède, utile pour accéder à l'espace collectif (le hall), ne me permet pas de retrouver mon espace intime, comme si je possédais plus de faculté à décoder les autres que moi-même. Apparemment, j'ai encore du travail pour trouver le moyen de le faire. Je m'égare en suivant le masculin (le modèle dominant, rationnel et compétitif ?) au lieu de rester centrée sur mes besoins et priorités. Est-ce à dire que je veux encore m'adapter aux archaïsmes du rêve précédent, être approuvée quitte à accepter des conceptions qui emprisonnent ma nature authentique et féminine ? Il est vrai que sous des dehors anticonformistes apparemment assumés, je crains d'être encore capable de mettre l'essentiel de côté pour satisfaire mes besoins relationnels. Il doit bien y avoir une façon de suivre sa route sans s'isoler complètement, d'accueillir un homme capable de comprendre ça, et de partager cette précieuse authenticité. Voilà une question importante à creuser.
Dans un autre rêve, je fais l'amalgame entre une copine, executive woman, et un pote à elle. Encore une référence aux rôles respectifs de l'homme et de la femme ? Elle veut quitter son boulot sur un coup de tête ; comme moi qui en ai marre de bosser l'instrument mais ne sais pas quoi faire de ma vie ? Ensuite je recommence à participer aux concerts parce que des potes m'y encouragent. L'importance que cela semble avoir à leurs yeux me rappelle que la musique est un plaisir pour moi aussi, et qu'elle fait partie de ma vie. Et puis d'autres rêves, en vrac : frustration et compulsions, indécisions, relations qui tournent en rond... Encore et toujours la même collection.

Hier soir, un gros bruit de scierie a duré au moins vingt minutes. Un insecte obstiné se creusait peut-être un trou dans une branche. J'ai pensé à Marc qui devait l'entendre depuis son tambo voisin. Ça tranchait avec l'harmonie sonore de la forêt, mais ce n'était rien que de très naturel...
Ce matin, décidant de mettre de côté les petites prises de tête, j'ai papoté avec Marc, Eric et Luc pendant des heures. Marc aime montrer ses connaissances, et j'ai envie d'apprendre. C'est parti de l'hôtel San Augustin, à Cusco, décoré avec des glyphes Atlantes qui représentent des dauphins, et on a dérivé sur les crânes de cristal. Marc parle de quelqu'un qui s'occupe de les réunir en France. La prochaine fois c'est en 2011, mais il faut s'inscrire longtemps à l'avance. Qu'ils soient anciens ou récents semble indifférent, car les uns chargent leurs informations dans la mémoire des autres quand ils sont rassemblés. Il parle d'un cristal-channeler qui sait plein de choses sur les origines et l'avenir de l'humanité. D'un neuropsychiatre qui a travaillé sur l'exorcisme des fous et des possédés, et pas forcément par des entités négatives. De l'Inde, pays de la spiritualité, et de la France, pays de la libération où l'arche de l'alliance (avec Jésus) est caché sous le sacré coeur. De la divination par le cristal, pour laquelle il ne faut pas entrer dans un vortex qui tourne à gauche. Des enfants-cristal, de plus en plus nombreux, qui déplacent les objets par la pensée et sont mis en quarantaine car contagieux ; et des enfants supra-psychiques, ultra intelligents, les uns comme les autres ne pouvant venir que d'une autre planète !... De découvertes cachées au grand public pour ne pas affoler tout le monde, mais qui seront bientôt révélées. D'êtres éveillés alcooliques qui apportent la lumière dans les bas-fonds. Des éveillés endormis. Des pierres qui sont vivantes et parlent aux gens qui les portent (tient, je viens de rêver de la fluorine, elle a peut-être des trucs à me raconter). Et il me regarde fixement en disant qu'il a une qualité, c'est de savoir fermer sa gueule quand un maître lui parle... Je sais à quoi il fait référence mais n'en ai cure, et ne le prends nullement pour un maître !
Ce matin, on a mangé un quart de betterave, une demie tomate, deux cubes d'avocat et deux bouchées de concombre. Aujourd'hui Rosa semble plus occupée par ses enfants en vacances que par notre alimentation. Il est dix heures trente, et j'ai déjà presque faim. Par contre, la bonne nouvelle c'est que je ne suis pas obligée de me souffler pour prendre l'alta runa, à moins qu'elle me le demande expressément. Une précision : je ne dois pas tout lui demander en même temps, d'abord m'occuper d'ouvrir.
J'ai oublié d'où je tiens que c'est une ineptie de penser qu'après quarante ans c'est normal d'avoir beaucoup moins d'énergie... De Marc, sans doute. Il paraît que c'est l'accumulation de toxines qui fatigue, et qu'on retrouve une belle vitalité à tout âge en se décrassant à fond l'organisme, par le jeûne par exemple. A ce propos, rebelote cet après-midi : on mange un peu de cru avec un quart d'épis de maïs. Joyeuse veille de Noël ! Ils font dégorger les escargots, ou quoi ? A croire que c'est fait exprès, ma parole ! Si ça continue comme ça, je vais à Iquitos dès lundi (c'est possible après deux semaines de diète) et je bouffe les pires plats que je trouve.
Demain, Carlos fête Noël en famille et la prochaine cérémonie aura lieu samedi. Je ne sais pas pourquoi, je sens qu'il a prié pour moi. Et j'ignore ce qu'il voit quand il regarde au-dessus de mon crâne, mais il dit souvent : muy linda, la energìa.







Conte de Noël

Vendredi 25.
Chocolat moins 27 jours. En fait, c'est Noël. A huit heures quarante-cinq, on m'apporte un délicieux plat de fruits, auxquels on a droit après les deux semaines d'ajo sacha : ananas, succulentes bananes acidulées et parfumées comme je n'en ai jamais goûtées, melon et mangue bien sucrée. Je me dis : bon, c'est tout ce qu'il y a à manger, je mâche lentement pour ne pas en perdre une miette. Et ça va, je suis en train de m'habituer aux quantités, mais je prévois de passer la journée au lit à lire Kerouac, pour ne pas dépenser le peu d'énergie qu'il me reste. Puis à neuf heures trente, Nelson arrive avec un repas complet : du chou, du riz, des pois cassés, et même un oeuf ! Une orgie ! Ma faim était bien calmée mais je mange chaud, en me forçant un peu pour le cas où le repas de l'après midi serait à nouveau frugal comme les précédents. Du coup, pas question de rester au lit. Surtout que je me suis réveillée quand les fruits sont arrivés : un exploit ! Je m'étais réveillée à trois heures trente, et impossible de me rendormir. En désespoir de cause, j'ai pris l'alta runa à cinq heures et me suis allongée comme d'habitude après l'avoir bue. Vu mon agitation mentale, je ne pensais vraiment pas que j'allais me rendormir et c'est pourtant ce qui s'est passé. Certes, j'ai minci depuis que je suis ici et surtout je n'ai plus cette masse compacte et dure dans le ventre. Mais vu que je ne fais rien de la journée et que je reste souvent allongée ou assise, mon corps est complètement ramolli. Il va falloir me mettre sérieusement à la musculation pour profiter vraiment de cet amincissement.
Pendant que je mâche consciencieusement, installée sur la terrasse tout en écrivant quelques lignes, Marc passe (bottes aux pieds, toujours) et m'avertit que Carlos va nous raconter des histoires de curandero à dix heures à la salle commune, c'est à dire très bientôt. De toutes façons, j'avais prévu d'avaler le repas en deux fois pour éviter à mon estomac de tripler de volume.
Encore quelques bouchées avant de monter écouter l'intervention du maestro, que voici :

"Il y a un début, mais pas de fin à la science des curanderos. C'est ce que dit un icaro, chanté pour connaître les vérités de la médecine au nom du seigneur. On ne peut jamais se dire grand maître, car ils sont au ciel, mais guide. Tout le monde peut devenir guérisseur, à condition d'être guidé par un maestro et grâce aux pouvoirs transmis de génération en génération. La racine culturelle est profonde et apparaît dans le monde entier. En Amazonie c'est l'ayahuasca qui est utilisée mais chaque région a ses plantes, ses matériaux. Un lien spirituel connecte le Pérou à l'Inde, où il y a beaucoup de guérisseurs. Eux aussi ont une liane semblable à l'ayahuasca, mais à force de cacher les secrets de préparation, les brahmanes les ont perdus. Ce lien est un arc de constellations avec l'Europe en dessous. Parmi les européens, les français sont les plus réceptifs à l'ayahuasca. Aujourd'hui, beaucoup d'européens viennent la chercher, comme jamais auparavant. Nostradamus lui-même avait parlé d'une plante au Pérou que le monde irait rencontrer. C'est une sorte de religion, une grande sagesse à présent accessible à tous.
"Ma grand mère avait quarante-cinq petits enfants. Je suis le seul à avoir pu l'assister et apprendre cette science, car j'étais le plus proche d'elle. Depuis, les choses ont changé à toute vitesse. A l'époque, quand je commençais une diète, je ne mangeais pas pendant deux jours (là, on se regarde tous en pensant aux repas d'hier, l'air de dire qu'on a loupé le test : aucun d'entre nous n'est prêt à ça). Je pouvais juste fumer du tabac. Une grande discipline était exigée, même d'un enfant, pour recevoir l'enseignement et le pouvoir des plantes. Je mangeais juste des graines de manioc trempées. Un bon guérisseur doit être discipliné et les maestros ne sont jamais gros. On alternait une semaine de diète et une semaine de repos.
"Ma grand mère me demandait toujours de l'aider. Je ne comprenais rien : ce n'est pas moi, à quatre ans, qui avais cherché ça. Dès cinq ans, j'ai pris beaucoup de bains, suivi beaucoup de préparations pour prendre l'ayahuasca à six ans. La première fois, j'étais en panique totale et n'arrivais plus à respirer. Une femme qui participait à la cérémonie, comme la plupart des villageois, est venue agiter sa jupe devant moi pour me faire du vent et ça m'a calmé aussitôt, j'ai pu me relever.
"Alors l'enseignement a commencé. Ma grand mère était très dure : pour m'apprendre un icaro, elle me le chantait une ou deux fois, et le lendemain elle me demandait de le lui rechanter. Comme, entre temps, je m'étais contenté de jouer avec les autres enfants et avais tout oublié, elle me tirait par l'oreille en disant que je devais ré-pé-ter ! Que je ne serais jamais guérisseur si je ne travaillais pas, et la prochaine fois j'avais intérêt à m'en souvenir. A sept ans j'en avais marre, mais ma grand mère a insisté pour que je continue. Je me suis mis à observer comment elle soignait les douleurs, les piqûres de serpents. C'est ça qui m'a donné envie d'apprendre : comment souffler la fumée et préparer les pipes, ça m'a plu.
"Ma grand mère est morte quand j'avais huit ans, et mon oncle Roberto a pris la relève. Il m'a donné les plantes, puis des arbres plus forts vers dix ans, et vers quinze ans les diètes et les enseignements. (Là, il y a un truc que je ne comprends pas : je croyais qu'il s'était fait enlever à neuf ans pour travailler hors de son village... Mais tant pis, j'écoute la suite.) Vers vingt-trois ans, je connaissais quasiment tout : les gestes, les rituels et leurs significations. C'est alors que j'ai eu ma première expérience : un jeune est arrivé malade comme un chien. Il vomissait, avait une colique très forte, et un mal de ventre infernal. Paniqué, j'ai couru chez mon oncle, qui m'a dit : vas-y soigne-le, il est temps de t'y mettre. Je ne m'en sentais pas encore capable. Mon oncle a observé le malade puis m'a expliqué discrètement que c'est l'esprit de l'espiègle chulachaki caaspi qui avait fait le coup par vengeance, car le gars lui avait chié dessus dans la forêt. Il a fait préparer un jus de banane plantain, sur lequel il a fait une soplada et chanté l'icaro de l'arbre concerné, et l'a donné à boire au patient. Puis il est parti. Le gars s'est endormi et j'ai paniqué, croyant qu'il était en train de mourir. Deux heures après, l'oncle est revenu et m'a dit : tu vois comme c'est simple ! Comment vas-tu devenir un maître si tu ne t'y mets pas ? Tu refais pareil dans deux heures. A vingt-deux heures, le gars est reparti requinqué.
"Je me demandais comment sentir le diagnostic, ce que son oncle faisait en touchant le crâne et les poignets du patient. Le lendemain, Roberto m'a expliqué que c'est l'intuition qui fait sentir l'énergie du patient et l'origine du mal quand il touche son pouls. C'est une question de symétrie entre les deux poignets. S'il bat très vite ou s'il y a deux battements de suite, c'est très grave. Idem pour les tempes. Pour apprendre ça, je devais diéter pendant quatre mois le pignon coloré, un vomitif et purgatif ultra puissant. Dès le lendemain, j'en ai cueilli quatorze feuilles. Je les ai écrasées et compressées dans un tissu pour en sortir un demi verre de jus que mon oncle a soufflé. C'est l'autre maître qui doit souffler pour que le processus commence et que la médecine soit chargée de l'intention, de la force positive. J'ai bu le jus à trois heures du matin, et l'effet a commencé trente minutes après. J'ai tremblé jusqu'au soir. Tout ce que je pouvais faire pour me calmer, c'était chanter les icaros que  je connaissais, ceux des autres plantes. A dix-huit heures, j'ai vu arriver un vieux nain barbu, l'esprit de la plante, qui m'a touché le haut du crâne. Le tremblement s'est arrêté aussitôt. Puis j'ai senti mon esprit sortir dans la direction de mon regard. Ensuite j'ai vu une personne allongée. Le nain m'a dit de toucher la tête de cette personne et j'ai senti dans mon corps ce que la personne ressentait. Idem avec le poignet. Le vieux nain me dit : c'est tout. Ça y est, tu sais diagnostiquer. Tu vas continuer et affiner en pratiquant.
"Alors j'ai raconté à mon oncle ce que j'avais vu. Comme je n'en pouvais plus et disais que j'allais mourir, mon oncle m'a fait beaucoup de sopladas et je me suis senti mieux. J'étais rassuré de ne plus avoir à prendre cette plante.
"Par la suite, on a d'abord fait le diagnostic tous les deux : mon oncle me confirmait que je voyais juste, j'avais de la sagesse mais n'étais pas encore un maître. Puis je me suis mis à pratiquer seul. Ça me plaisait de soigner les gens. Mon titre de maestro me viendrait par la suite, d'en haut. Car il faut attendre que le titre vienne des esprits. Tel est le processus.
"C'est lors d'une cérémonie, à trente-trois ans, que j'ai a reçu la couronne de plumes, signe de respect de la science. A chaque travail, je demande l'aide du grand maître au-dessus, pour être au plus juste avec les gens. Car ensuite viennent les épreuves pour tester la fermeté du maître. Les plantes disent parfois des conneries pour tester, enseigner le discernement, la confiance, affiner la relation avec leurs esprits.
"La diète est au centre des processus secrets et du pouvoir des plantes. Quatre jours sans rien manger équivalent à quatre mois de diète. C'est pour ça qu'on dit parfois qu'on a dièté telle ou telle plante pendant des mois ou des années. Sinon, ce ne serait pas possible ! L'énergie du corps s'affaiblit, mais celle de la plante vient beaucoup plus vite. Le tabac est le meilleur soutien des dièteurs. La nourriture c'est la vie, mais c'est aussi la mort si l'on n'a pas de discipline. Je ne mangeais qu'une demie banane par jour. Aujourd'hui les gens résistent plus ou moins, et on adapte pour ne pas les laisser craquer (dit-il avec un petit sourire vers ceux qui s'étaient plaints des repas d'hier...)
"Ma grand mère était toute maigre, mais quel pouvoir ! Parfois tous ses petits enfants allaient la voir et on lui réclamaient des prodiges. Par exemple, elle mettait de la poudre dans sa main, soufflait et chantait dessus et la poudre se liquéfiait. Ou elle remplissait une jarre d'eau, puis elle se mettait à vingt mètres avec sa pipe à tabac. Elle se remplissait les poumons de fumée et soufflait : l'eau commençait à vibrer. A la troisième fois, la jarre explosait. Quand elle était de bonne humeur, elle disait : que voulez-vous d'autre, les enfants ? Ce qu'on aimait le plus et lui réclamait le plus souvent, c'est qu'elle fasse apparaître les dauphins. Elle le faisait en buvant un parfum spécial, en fumant et en chantant un icaro. Pareil pour faire bouillonner le fleuve.
"Elle travaillait beaucoup avec les parfums. Et sans horloge. Elle se repérait aux cris des oiseaux. A l'époque, tout le monde faisait comme ça. Il y avait beaucoup de respect en cueillant l'ayahuasca, un contact pur avec la nature. Le maître se soufflait lui-même avant de cueillir l'ayahuasca. Le chicua, un oiseau qui mange les parasites de ses feuilles, avait deux cris : s'il faisait "tchitchitchi", il ne fallait pas faire la cueillette mais revenir le lendemain. S'il disait "chicua", c'était bon. Il y avait une discipline totale vis-à-vis de la tradition. Ça a beaucoup changé.
"Une autre liane, qui s'appelle ampi piripiri ou ampihuasca, permet de voir la nuit. Le troene ayahuasca fait entendre beaucoup de sons, raya ayahuasca donne beaucoup de lumière. Les effets sont différents selon les variétés. J'ai commencé près de Pucallpa, dans ma région d'origine. Ici, je prépare la potion en rajoutant l'ajo sacha et d'autres plantes telles que le tabac qui lui donne un goût si fort..."

Le récit terminé, Carlos annonce qu'il va tous nous souffler, pour que nous puissions manger une plat préparé spécialement pour Noël, qui est un peu salé. C'est l'usage, quand on rompt la diète ne serait-ce qu'une fois, de faire des sopladas pour "fermer" le dièteur et que l'aliment n'interfère pas avec les plantes. Inutile de nous "ouvrir" ensuite, ça se fait juste en arrêtant le sel.
Sympa ce repas avec les deux maestros. A Noël, le repas traditionnel est la dinde aux marrons, mais comme on ne mange pas de viande on nous offre un juane de chanta, plat typique mangé à Pâques à base de coeur de palmier. Un arbre est abattu pour l'occasion, en guise de sacrifice. Le coeur du palmier est bouilli, pilé puis recuit dans un ballotin de feuilles de bananier avec des olives, des cacahuètes pilées, un oeuf au milieu (d'habitude c'est du poisson mais ici certains n'en mangent pas) et un bout de banane plantain à côté. Un véritable délice malgré l'absence de poisson, mon faible. Nous avons droit aussi à un verre de chicha, boisson non moins traditionnelle de maïs fermenté légèrement sucrée et saupoudrée de cannelle. J'adore ! Voilà pour notre repas de Pâques à Noël.
Hormis les fêtes importées par la colonisation catholique et très respectées ici, ils ont le 24 avril, fête de la tortue qui a créé le monde. On n'en saura pas plus à ce sujet. Michèle a été assaillie de questions, c'est comme ça que nous avons eu tous ces détails. Moi, je n'aime guère les conversations agitées à table, elles empêchent de se concentrer sur les saveurs et la mastication. Là, Michèle n'a pas eu le choix et avait à peine le temps de prendre sa respiration entre deux phrases. Surtout qu'une bonne partie des questions s'adressant à Carlos, elle devait tout traduire dans les deux sens... Elle s'est éclipsée juste après avoir fini son assiette.





Rester connectée

Cette nuit, je suis chez Mounir. Je dois partir -d'ailleurs il attend le médecin- mais je n'ai pas envie de me retrouver seule. Il me presse et m'engueule car je traîne pour rassembler mes affaires. Finalement je reste pendant que l'ausculte son toubib, qui se prépare ensuite à dormir là. Ma présence semble déranger leur intimité, comme s'ils avaient une love story secrète. Dans ma tête, Mounir est lié à mon frère car ils sont nés à un jour d'intervalle, et sa façon de me rabrouer me le rappelle de façon encore plus nette. Il fait partie de ces gens que j'ai continué de voir pendant quelques temps pour éviter la solitude, malgré d'importants différends.
Encore le RER, bondé de monde. Je fais signe de s'arrêter au chauffeur, qui s'énerve et crie qu'il sait ce qu'il a à faire. Pour se venger, il freine trop tard et je dois revenir en arrière pour rejoindre le quai. Dans les couloirs de la station, je me dépêche pour le changement et mes pas sont de véritables envolées : je touche à peine le sol. Une autre nana fait pareil. Je me trompe de couloir et reviens en arrière. Un gros balaise me bouscule alors, pour me faire tomber du petit nuage qui m'emporte. Ensuite, c'est un mec du quartier qui me poursuit et m'attrape à la taille par derrière. Je sursaute et gueule, puis réussis à me dégager pour bondir vers mon train. Décidément, les difficultés viennent des relations avec les hommes. Ils ne supportent pas de voir les femmes planer, heureuses ? Et le changement est un changement d'orientation ? Je vole vers lui mais me trompe de route et reviens en arrière à plusieurs reprises. Je ferais peut-être mieux de prendre mon temps pour bien choisir ma voie.
Des amis organisent une fête dans leur resto. J'arrive tard et bois tellement qu'on déplie un canapé pour me coucher. Je reprends alors mes esprits : je ne veux pas dormir là, je dois continuer. En route, on me propose de gagner un gâteau si je devine ce que c'est en le touchant les yeux fermés. Un macaron au chocolat : gagné ! Je mange aussi le support qui est en pâtisserie. Encore et toujours un appétit démesuré qui évite l'essentiel : l'appétit sexuel. Dans ces rêves, je sens la lumière apportée par l'alta runa sur les modes relationnels, sur le respect pour éviter l'invasion et le vol d'énergie mutuels. Mais les images concernent souvent les hommes : comme si leur convoitise entretenait la déconnection, et obligeait à d'épuisants efforts perpétuels pour se recentrer. Comment rester connectée ? Apprendre à gérer les désirs, les miens, ceux des autres et toutes les bonnes choses, sans me laisser dominer car sinon elles deviennent des freins. Le truc, c'est que dans le quotidien je me laisse vite griser, et mon manque de sobriété émotionnelle me fait perdre cette présence à moi-même qui demande une attention permanente. Avoir conscience du problème et savoir le gérer sont deux choses différentes. Il va falloir mettre de l'ordre là-dedans.
Alta runa, apprends-moi la sagesse de vivre pleinement mes besoins, désirs et émotions sans qu'ils me dominent et me détruisent. Le problème, c'est que je voudrais presque que la plante fasse le travail pour moi. Or, la discipline qu'exige cette présence d'esprit s'apprend au jour le jour. Pareil avec l'amitié : je ne veux pas donner en vain et me faire avoir, mais j'oublie parfois de donner. Ou je ne donne pas aux bonnes personnes et me sens flouée, alors qu'avec un peu plus d'attention j'aurais pu éviter ça. En fait, la méditation est un bon moyen pour rester connectée. Retour à la discipline car, pour qu'elle produise des effets, il est souhaitable de méditer tous les jours. Ce que je ne fais plus depuis longtemps. Je le fais juste quand j'ai perdu le contact et que je m'écroule, pour me relever, et même ici je ne médite que les jours de cérémonie. Mais pour rester connectée, c'est tous les jours. Au boulot...
Je repense à cette soirée à la galerie associative d'un ami, peu avant de partir au Pérou, où j'ai été prise de court par la facilité de séduire de vingt-quatre à soixante-quatre ans : un peu de maquillage, une énergie enjouée, et ça marche. Je me lâche quand je bois quelques verres, mais comme j'ai perdu l'habitude de cette simplicité, je gère mal ses effets. Ça me fait presque flipper et je m'arrange généralement pour ne pas me lancer dans l'aventure. Bref j'ai commencé à flirter avec un gars de vingt-quatre ans. Sa maturité et sa liberté affective m'ont interloquée : il m'appelait mon amour pour l'ambiance, et voulait absolument savoir pourquoi je ne souhaitais pas passer la nuit avec lui, pour qu'il ne la passe pas à se torturer le ciboulot. Quand je suis partie j'ai croisé son copain qui l'attendait dans la rue, et qui me dit : tu rentres chez toi, t'as raison ! Je lui demande : pourquoi tu dis ça ? Parceque t'es jamais rentrée chez toi, répond-il. J'ai continué mon chemin sans rien dire, vexée. Et décontenancée, surprise qu'un gars de vingt ans sache ces trucs-là. J'aurais pu me dire qu'il parlait pour lui (la fameuse loi de la réflexion) ou qu'il était déçu pour son pote, mais son propos avait fait mouche  : il ne suffit pas de boire et s'extérioriser pour s'épanouir, il faut aussi savoir ce qu'on aime, ce qu'on veut, sentir avec son centre, avec le ventre. Sinon, on passe toujours à côté des bons moments, des bonnes personnes, de sa vie : on se trompe d'adresse. Et on se retrouve après quarante ans de solitude toujours aussi effrayé d'être soi-même, et sans vraiment se connaître... Les leçons viennent parfois de là où on s'y attend le moins, et ça aussi c'est une bonne leçon. Mais après réflexion, une de leur copine m'a mis la puce à l'oreille en se tournant plusieurs fois dans notre direction pour voir où on en était. Je sentais cette curiosité comme une intrusion. Finalement je crois que j'ai bien fait de partir, même si c'était frustrant.
J'ai hâte de trouver l'homme, le bon, comme disait Paulette. Mais l'homme de ma vie, après l'avoir tant cherché et attendu je n'y crois plus. Trouver un compromis acceptable, c'est tout ce qui me semble envisageable, pourvu que le respect mutuel et l'envie de faire plaisir soient au rendez-vous.

Je vais faire un tour au tambo de Mireille qui part demain, pour voir si elle a besoin d'aide. Vu qu'elle ne lit pas l'espagnol, elle a pris l'heure de l'embarquement pour celle de l'enregistrement. Heureusement qu'elle m'a fait lire sa convocation sinon elle aurait raté son avion. Elle est chez Eric à papoter. Quand la lune ronde apparaît, c'est l'heure de rentrer avant qu'il ne fasse noir car ma torche est morte. Le scarabée lumineux qui vole vers la bougie, comme chaque soir depuis que je bois l'alta runa, m'indique qu'il est l'heure de prendre ma médecine.





Famille, le retour

Samedi 26.
Je dois insister et m'acharne pour prendre ma place dans la grande oeuvre collective. Et contrairement à mes appréhensions, le résultat est finalement bien reçu. Allumer ma lampe pour me mettre au travail et passer à l'action après la phase de réception, voilà ce qui m'attend ?...
Une peinture représente une scène de vie rurale où des courtisanes aguichent les passants, et le tableau s'anime. Les images sont aussi précises que dans les rêves prémonitoires que je faisais à répétition, à l'époque où je méditais quotidiennement (raison pour laquelle j'ai arrêté de le faire : je voulais vivre dans le présent). Sauf qu'ici, la scène représente le passé. J'entre dans le tableau et me sens ramenée des siècles en arrière.
Dans la rue je reçois un choc électrique, je bouscule quelqu'un en tombant et on m'aide à me relever. Au bar où je reprends mes esprits soutenue par un collègue, un mec profite que je sois encore sous le choc pour me tripoter les fesses. Il est gonflé, lui ! Assise à une table, je raconte mon histoire à un gars. Il s'approche tant de moi que ses yeux se confondent en un seul, et il me regarde fixement avec son oeil bleu de cyclope, flippant. Il raconte que lui aussi a été possédé par l'âme de son ami mort, et j'ai peur qu'il ne me la refile. J'essaye d'arracher un long poil blanc qui pousse sur ma clavicule (j'aurais dit dans la main) et vois des passants transparents flotter comme des reflets dans la vitrine. Ce sont en fait des âmes errantes que j'ai appris à voir, et il y en a partout : du Lynch !
Quand je dors, ma caravane se déplace toute seule à travers la ville. Je me sens vulnérable car je dors nue et n'importe qui peut me voir et même entrer dans la caravane. Cette force extérieure qui m'emporte semble venir d'une femme. Je pense alors à ma mère, et c'est encore plus désagréable. Ce rêve me rappelle les rodéos en R16 qu'elle m'a dit avoir faits quand j'étais dans son ventre. La vulnérabilité semble liée au fait que je suis une femme, ce qui l'autorise à espionner ma vie privée et à fouiller chez moi, comme si elle et moi c'était pareil. Comme si mon corps lui appartenait. Je me sens salie et dépossédée, comme violée ! Elle ne se permettrait pas cette intrusion avec son fils. Je me souviens soudain ce qu'elle m'a dit quand j'étais petite : quand j'étais dans son ventre, elle adorait me sentir là et aurait voulu que je n'en sorte jamais. Ainsi elle aurait eu le ventre toujours bien bourré... Je suis sortie et elle s'est arrangée pour me léguer ses tendances destructrices, de façon inconsciente bien sûr : ce n'est pas sa faute. D'autres détails reviennent : après avoir vécu sa vie amoureuse dans le plus grand secret pour ne pas afficher des relations instables et jugées peu édifiantes, elle a fini par la vivre au grand jour quand nous étions adolescents. Le premier petit ami qu'elle a invité à la maison en notre présence avait trois ans de plus que mon frère, et ensuite il s'est agit d'une femme, de sept ou huit ans de plus que moi. Comme si s'épanouir amoureusement devait forcément passer par des gens étrangement semblables à ses enfants...
Après ce rêve, encore et toujours la boulimie, me remplir pour empêcher l'intrusion abusive. Puis une nana que je croise plusieurs fois m'adore, alors que je ne la reconnais jamais. Pas assez attentive aux autres ? Il y a aussi un mec charmant, mais je garde mes distances car je le trouve trop jeune pour moi. Enfin, lors d'une activité de groupe en pleine campagne, j'engueule un gars qui déracine des arbres pour installer une piste d'envol : de quel droit il détruit la nature pour réaliser ses projets ? A la fin, Carlos m'installe avec Eric dans un tambo proche du sien, pour veiller sur nous. Ah, il y a quand même des mecs bien.
Pourquoi la naissance devrait-elle forcément être un traumatisme ? La mienne a été une libération de ce corps qui ne respectait pas mes rythmes, m'intoxiquait et me mettait en danger. Mais au fond la pollution a continué, avec la dépression dont j'ai hérité aussitôt après. Cette libération était illusoire et c'est sans doute en le constatant que j'ai été le plus choquée... Je délire ou c'est sérieux ? Je ne sais même plus. Peut-être pas encore très bien réveillée.
De onze à quinze, impossible de résister au sommeil, d'ailleurs à quoi bon ? L'alta runa me chauffe le chakra de la gorge, le cinquième, ça le fait à tout le monde ?

J'étais bien toute la journée, reposée. Je suis restée en retrait pour garder mon énergie et ma concentration, je n'ai même pas eu faim et j'ai fait une belle méditation avant la cérémonie, à laquelle je suis arrivée super zen. Et bizarrement mon humeur s'est assombrie aussitôt arrivée au temple. Michèle l'a tout de suite vu. Les autres parlaient entre eux mais assez fort pour capter l'attention, sans pour autant laisser intervenir une personne extérieure à leur cercle. Toujours le même truc et je n'avais même pas envie de leur parler. Heureusement qu'ils partent bientôt. Ils ont des bons côtés mais parfois ils sont tellement désagréables. Et je ne peux pas m'empêcher de me demander ce que j'ai bien pu faire pour qu'ils ne m'aiment pas pas pas... C'est mon côté gamine mal aimée.
Pour continuer le brain washing en attendant les maîtres de cérémonie, j'ai fixé la flamme de la bougie et j'ai réussi à tenir quinze minutes. Mais elle était située à plusieurs mètres, j'imagine que ça facilite l'exercice. C'est ma cinquième cérémonie, et la médecine est de plus en plus dure à avaler. Encore une fois, je me retiens pour ne pas vomir illico, un enfer, et je n'ai même plus le tabac pour faire passer le goût. Au moins, avec un goût pareil on ne risque pas de tomber accro.
Ça a été long à monter, pas avant le deuxième icaro de Michèle dont la voix me transporte. Les sensations étaient fortes, mais j'ai eu très peu de visions. Au début, de très beaux serpents sculptés dignes de la cité impériale, quelque part en Chine. Plus tard, des jolies images, des nanas qui essayent des fringues et admirent leur propre corps dans la cabine d'essayage (ça me fait penser que j'ai minci et que je recommence à apprécier mon physique). Bref, rien de spécial. Au bout d'un moment, je commence à m'ennuyer et demande à la plante de me montrer des trucs utiles, qui m'apprennent quelque chose. Soudain je vois une femme qui s'arrête en posant les mains sur un manche à balais, et j'entends clairement : écoute ma chérie, y'a trop de ménage à faire là-dedans, je dois continuer jusqu'au bout. J'ai répondu éberluée : ok, maman... Elle (l'esprit de l'ayahuasca ?) ajoute : pour tes leçons on verra après, en attendant je te laisse le film. Merci maman, ai-je conclu sans insister, de peur qu'elle me demande de passer l'aspirateur... Après ça, pas d'autres visions. Je plonge dans l'écoute des chants qui me transportent, magnifiques, et me laisse mener par les sensations du remue-ménage intérieur. Vers la fin, une horde de serpents avance vers moi l'air de dire : mission accomplie. Je tapote sur leur tête en remerciement pour le nettoyage. Du bon boulot.
Assis sur le même banc que moi, Alain m'a déconcentrée, secoué de tics pendant deux heures. Du coup, je suis redescendue aussitôt la cérémonie finie, impatiente de retrouver le calme. Là aussi, il y a une sorte de pompage d'énergie -involontaire- dont je ne sais pas me protéger.
J'ai une chance, c'est de savoir que tout ce qui sort, c'est de la merde. Sans rire. Alors je lâche avec joie. Heureusement, parce qu'il y a du boulot et c'est terriblement nauséabond. Si en plus je rechignais à m'essorer, ce ne serait vraiment pas marrant. Le hic c'est qu'une fois lancée, je suis tellement ivre que j'oublie mes questions et mes réflexions. Malgré la méditation mon mental dissolu part dans tous les sens et j'ai un gros effort de concentration à faire pour le diriger en conscience au lieu de me laisser mener par le petit shadock qui fait du vélo au fond de ma cour... Et pourtant, le nettoyage physique se fait même sans mon focus mental.
Une fois rentrée, je vois mes parents comme des petits vieux ratatinés par leur vie passée à bosser. Leur champ de vision semble rétrécir à mesure que leur corps se tasse, comme pour se protéger des aléas. Ont-ils vraiment vécu leur vie ou se sont-ils laissés mener par les événements et les apparences ? Quelle évolution ont-ils cherchée, à part celle de leurs salaires ? Quelle place ont-ils fait à leur esprit, à ce qui reste après la mort ? Pour s'y préparer ils ont surtout pensé à amasser des biens, peut-être en vue de l'héritage qu'ils laisseront à leurs enfants.
Je repense à ma mère, toute contente de m'annoncer qu'elle achète un deuxième studio à Propriano pour que Patrice et moi ayons chacun le sien, et j'y vois une grande tendresse. Comme si, malgré tout, les enfants étaient leur projet le plus important, qui les a nourris et portés avant même notre naissance. Quand elle m'a annoncé ça, j'ai d'abord dit que je nous voyais mal en vacances côte à côte, alors que nous ne nous parlons plus depuis des années. Elle a répondu qu'on n'aurait qu'à ne pas y aller en même temps. Encore faudrait-il qu'on se parle, pour se mettre d'accord sur nos dates de vacances ! C'était presque mignon. Mais parce que penser à l'héritage c'est préparer sa mort, j'ai aussitôt eu de la peine. Une peine sombre comme l'impossibilité de parler ouvertement, en confiance. Je n'ai même plus envie d'essayer.
Ils ne veulent plus entendre parler de mes problèmes, ce qui m'a longtemps mise en rogne parce que presque tout vient d'eux. Aujourd'hui, je réalise qu'ils n'ont jamais vraiment maîtrisé ces histoires et n'ont fait que ce qu'ils ont pu. Ils sont nés pendant la guerre, et ça n'a pas été tout rose. Leurs parents sont nés juste avant la guerre précédente. Il y en avait une autre quarante ans plus tôt, et celle d'Algérie. A chaque génération des gens déménagent en urgence, se planquent, perdent leurs proches et tous leurs biens, frôlent la mort et le deuil chaque jour. Ce qui nous mine depuis si longtemps vient en grande partie de conflits qui ne sont pas les nôtres mais ont pourtant marqué nos mémoires pour des générations. Je le savais déjà, mais c'est la première fois que j'y songe avec autant d'intensité. Soixante-cinq ans après la dernière guerre mondiale, j'ai encore des armes et des militaires plein la tête, et j'éclate en sanglots en pensant à tout ce gâchis. J'ai envie de sauver ces relations, de leur dire que je les aime, tant pis pour le mal et les destructions passées, ce qui compte c'est de reconstruire les liens affectifs. Avant qu'ils ne partent.
Mais bientôt la rage revient : je veux leur renvoyer au visage leurs problèmes et toute cette violence qu'ils m'ont refilés... Quarante ans que je me soigne, une vie ruinée ! Je suis beaucoup trop gentille avec eux, est-ce juste pour préserver des relations pourries à la racine ? J'en ai reparlé il y a quelques années et toutes mes tentatives ont échoué. Ils n'ont rien vu ou tout oublié. Ils nient, s'offusquent de ma méchanceté si injuste, et c'est encore pire. Le clou est qu'ils n'ont pas changé d'un iota : Patricia m'espionne et raconte tout, mais prétend que le conflit entre ses enfants ne la concerne pas ! Ça l'arrange, oui, de diviser pour mieux régner. François me gifle et disparaît de la circulation... Il ne fait même pas la différence entre une caresse et une baffe ! Trois joyeux anniversaires en trente ans et il ne téléphone jamais, pensant que c'est à moi de le faire puisqu'il m'a quand même nourrie. Et quand je lui fait part de mes malheurs, il me raccroche au nez ou répond que je pourrais quand même me trouver un prince charmant. Texto. Des parents, ça ? Plutôt des éternels adolescents égocentriques, capables de détruire leur enfant pour rester à jamais le petit chéri.
A force d'y penser en boucle, la rage se dissout peu à peu, et la peine revient plus profonde en repensant aux quelques bons moments noyés dans le reste qui a tout recouvert comme la vieille poussière. Ma mère m'a appris quelques choses importantes, mais elle était trop perturbée pour tenir le cap. Mon père a toujours eu peur des émotions fortes, comme d'une menace pour sa chère rationalité. Au fond, je sais bien qu'ils me veulent du bien, à leur manière maladivement maladroite. Leur bienveillance, emberlificotée dans des pelotes de sentiments complexes et contradictoires, voyait à peine le jour. Un amour devenu vache à force d'être inavoué. Au fond, ne sommes-nous pas les jouets de ceux qui dirigent le monde, inconscients des conséquences de leurs actes ou juste préoccupés par le pouvoir que leur procure l'argent ? L'alternance de colère et de tristesse qui tourne dans ma tête depuis trop longtemps est insupportable. Je n'en peux plus. La purge ira-t-elle assez profondément pour nettoyer tout ça ? J'espère, j'ai hâte !
Pendant mes réflexions nocturnes, j'ai redécouvert la douceur d'avoir une peau. Les perceptions exacerbées par la potion magique me rappellent que ce corps est sacré. Il offre les sensations, les émotions, les pensées et la conscience. Le corps ne porte pas seulement la vie : il est la vie. Il est l'unique laboratoire d'expérience et mérite un respect absolu. Au lieu de chercher à nous relier avec un dieu lointain et impénétrable en nous serinant que la matière est diabolique, les religions auraient mieux fait d'enseigner le lien à ce temple intime que chacun possède. Mais leur but n'a jamais été l'autonomie et la réalisation de l'être, que je sache.


Dimanche 27.
Tous ceux qui nous connaissent ont une idée de ce que nous sommes, idée confirmée par nos actions et par ce que nous en racontons. Au contraire, sans histoire personnelle il n'y a pas d'explication à donner et personne ne peut être déçu ou irrité, ni essayer de nous contraindre avec ses propres pensées. Nous libérer de notre histoire personnelle nous libère des encombrantes pensées de nos semblables. Ignorer enfin notre propre histoire... Je viens de lire ça dans Castaneda, intéressant. Ça me fait penser à tous les petits (et grands) secrets que j'ai pour mes proches et surtout ma famille, pour échapper à leur emprise, leurs jugements ou leurs tentatives d'influence. Mais sur le versant de la vie intime, comment poser la limite entre le secret et l'ouverture ? Ma manière de mettre les distances ressemble plus souvent à une pudeur presque honteuse qu'à une préservation de mon intégrité. Et au fond j'ai longtemps brûlé de tout raconter et d'être comprise, comme si l'empathie de l'autre pouvait suffire à me guérir. Cela dit, il faut bien se raconter un peu, non ? Le juste milieu est difficile à trouver.
Réunion ok. Alain est sans dessus dessous en racontant ses visions pendant quarante minutes. Si tout le monde en faisait autant, la réunion durerait quatre heures !... Par trois fois, il implore mon pardon pour m'avoir gênée alors qu'hier soir, quand je lui demandais de se calmer, il ne tenait pas deux minutes. Marc aussi parle pendant une heure, c'est la dernière alors il détaille toutes ses découvertes. Je retiens mes larmes en racontant mes histoires de familles en guerre. Par pudeur. Dommage, ça m'aurait peut-être fait du bien de lâcher complètement, surtout que mon envie de pleurer était évidente, je n'ai rien caché du tout.
Carlos dit à Alain que ses problèmes viennent des guerres de son pays. Je lui demande alors comment ça se fait que certains sujets se présentent en même temps pour différentes personnes, coïncidence que j'ai constaté à propos d'enfant abandonné, de fauves, de bébé au berceau... Avec un regard alentour, il répond : c'est quelque chose dans l'air, comme quand deux personnes portent le même prénom... J'essaye de comprendre : quelque chose comme des anges, ou quoi ? Il reste évasif. Après sa cure en Amazonie, une personne m'avait dit que le maestro lui parlait par transmission de pensée pendant la cérémonie pour l'orienter face aux visions. J'avais trouvé ça impensable, et m'étais dit qu'elle fabulait certainement. Aujourd'hui, je me dis que c'est peut-être ce que fait Carlos, mais alors pourquoi ne le dit-il pas franchement ? Cette faculté qu'a l'ayahuasca de favoriser la télépathie semble fonctionner autant entre les participants qu'avec le curandero. C'est ainsi que je m'explique la concordance de certaines visions. Et il paraît même que l'on peut "attraper" les visions des autres. Voilà peut-être pourquoi je n'ai guère apprécié le voisinage d'Alain...
Laurence a parlé d'un viol qu'elle a subi quand elle était jeune. Je me disais bien qu'on avait des points communs... Sauf qu'elle ose en parler alors que je reste fermée. Je n'en ai jamais parlé qu'à deux ou trois personnes, dont mon psy. Et en l'écoutant raconter son histoire, je me suis pris l'évidence en pleine face : si je veux régler ça, il va falloir que je me jette à l'eau. Si ça ne sort pas ici, ou ça va sortir ?
Après la réunion, Michèle me donne l'icaro de l'alta runa. Je la suis dans sa maison, où elle va nourrir son mini tigre aux pattes cassées, tapi sous le lit. J'exprime mes inquiétudes actuelles et elle me rassure : je capte bien le processus de nettoyage en cours. Mais il faut aussi que j'envisage la direction à prendre après, même si ça se précise petit à petit. Trop exténuée pour y penser aujourd'hui, je ne sais même plus ce que je voulais lui dire d'autre. Chaque fois la potion m'empêche de dormir, et même de faire la sieste le lendemain. Elle aussi a l'air fatiguée. Elle est très réceptive à ce qui se passe pendant la cérémonie et en général, bien qu'elle ne prenne plus d'ayahuasca. On dirait qu'elle ménage sa vésicule biliaire. C'est vrai que le goût est particulièrement acide, ce que cet organe redoute particulièrement, et la médecine est tout sauf un produit anodin. C'est peut-être une raison de la diète que l'on fait pendant la cure. Le sucre et les viandes, surtout les viandes rouges et le porc, produisent de l'acide. Et le sel aussi ? La diète serait donc destinée à éviter trop de surcharge à l'organisme. On dit également que les aliments interdits peuvent donner des visions extrêmement effrayantes si on ne prend pas soin de les éviter. Dans ce cas, l'ayahuasca doit d'abord débarrasser l'organisme de ces toxines avant de pouvoir expulser les souvenirs enfouis. Plus le corps est "propre" et plus l'effet de la potion est fort et utile au plan thérapeutique. D'où l'importance de choisir minutieusement son guérisseur, sans dériver vers des pratiques apparemment plus faciles et confortables, ou au contraire plus intensives et radicales qui ne prendraient pas ces précautions. Quoiqu'il en soit, en rentrant je prévois un nettoyage au curcuma, à l'artichaut et au chardon marie pour remettre ma vésicule à neuf.

Alta runa runaicita curanderita
Agua serro manta runa medicinita
Rio rio del mantaro medicinita
Là, avec les mots en quechua je n'ai pas bien la traduction. D'ailleurs même les mots espagnols sont un peu bizarres et ne font pas vraiment des phrases. En gros : alta runa (haute dame?), esprit guérisseuse. Eau de la montagne dame esprit, petite médecine. Rivière du mantaro (?), petite médecine. L'eau de la montagne correspond à une source, une purification j'imagine, mais cette plante est aussi reliée à la lumière, au fait de s'élever vers elle.
Alta runa, ayahuasca, donnez-moi la force et la sagesse d'améliorer ce qui doit l'être dans ma vie, de prendre mes responsabilités.

Récapitulons. J'ai grandi dans une famille schizophrène avec, d'un côté, une mère envahissante qui se voulait libertaire, et de l'autre un père absent ultra matérialiste. D'après la prophétie des Andes entre autres, je n'ai pas choisi cette famille par hasard, et faire la synthèse entre ces deux destins diamétralement opposés me permettrait de prendre pleinement conscience de ma voie. Vu le grand écart la solution n'est pas évidente, mais en venant ici je me suis enfin sentie dans la bonne direction. Ma mère rêvait des Andes péruviennes quand elle était jeune. Sans but précis je crois, et elle n'y est jamais allée, rivée à son psychanalyste supposé résoudre tous ses problèmes. Mon père, lui, a abandonné sa passion pour la forêt et choisi un travail lui permettant d'acheter une maison, vivre dans le confort etc. Et moi qui ai passé ma vie a me soigner, je suis attirée par l'Amazonie depuis vingt ans pour sa force sauvage, son âge ancestral, ses ressources bienfaisantes, sa générosité mystérieuse... Je voulais m'y rendre avant que sa destruction ne soit trop avancée, comme un pèlerinage à la source. Un jour j'ai réalisé que l'Amazonie était plus facile d'accès au Pérou, et après avoir découvert les possibilités thérapeutiques de l'ayahuasca j'ai fini pas me donner les moyens de faire ce voyage. Ce faisant, je n'ai pourtant pas la sensation de réaliser leur destin, mais bel et bien le mien.
D'une certaine façon, cette cure synthétise les directions dans lesquelles j'ai cherché l'équilibre depuis vingt ans : introspection et analyse avec les visions et les rêves, phytothérapie avec la décoction et la macération, lien avec les esprits des plantes et de l'univers en général. Ce qui est fort là-dedans, c'est d'envisager la maladie et le soin sans saucissonner l'individu mais en le prenant dans son ensemble, contrairement à ce que font la plupart de nos thérapies. Cette façon de faire participe à la reconstruction de l'être, reliant corps et esprit, individu et environnement.
Mais je réalise que moi aussi, je suis devenue très matérialiste : je passe trop de temps dans les magasins. Mon mental tourne de plus en plus autour des objets et des dépenses. Le matin, je me réveille souvent en pensant à ce que je vais acheter, en général du chocolat pour le petit déjeuner. Il y a une urgence à accourir vers la nourriture, ma principale compulsion, et si ce n'est pas ça ce sera autre chose. Mais l'essentiel, à savoir l'amour, est relégué au cachot (en cage !). L'avidité maladive est d'ailleurs savamment entretenue par les publicités omniprésentes et par la quantité phénoménale de boutiques que l'on trouve dans les villes. L'excuse est toute trouvée, mais c'est vrai que tous les immeubles d'habitations sont verrouillés par des codes, des alarmes, des interphones. L'espace privé représente surtout la sacralisation de la propriété privée. Et l'on trouve des magasins partout. Il n'y a que ça : où que l'on aille on trouve des biens à vendre, des pubs et des gens qui t'expliquent que c'est LE truc qu'il te fallait. Ce milieu fabriqué entretient la sensation de manque permanent dont souffre notre culture policée et déconnectée. Alors que la réalité est ici, dans la forêt, et elle grouille de vie.
Et les espaces de vie, d'échange sans arrière pensée de profit, de création pour soi ou en groupe, où sont-ils ? Des lieux comme ceux qu'ont créés certains collectifs artistiques, obligés d'occuper des friches délaissées parce qu'en dehors de la propriété ou des bonnes oeuvres rien n'est prévu par notre société... Les squatts se cachent de plus en plus parce qu'on les criminalise, alors qu'ils font ce que l'état refuse de prendre en charge. Combien de fois les décideurs les ont-ils expulsés avant de leur piquer leurs idées ? En réalité, ces lieux sont des laboratoires de vie collective : assez inventifs pour faire évoluer les mentalités, ils le sont trop pour que la doxa ambiante adopte les modes de vie qu'ils proposent. Même les bancs publics sont en train de disparaître, ou alors on les divise en plusieurs sièges pour que personne ne s'allonge dessus. Le genre de trucs qui m'énervent. Voire ça m'exaspère.




Le creux de la vague

Lundi 28.
Trop fatiguée pour rêver. J'ai pourtant dormi d'une traite de vingt heures à six heures. Je me souviens juste d'une fête organisée par Hélène où l'on me félicite pour mon voyage, ma tournée... D'une promenade, en goguette avec Paulette et consoeurs, et d'un accident devant lequel nous passons rue Oberkampf... Que penser de tout ça ? De toutes façons, je n'ai même plus envie de penser. Qu'est-ce qui m'arrive, j'ai pourtant dormi. Il me faudrait peut-être une semaine de repos avant de commencer à récupérer. Voilà trois semaines que je suis ici, ça commence à être long.
En tous cas, rien de nouveau en réponse à : quoi faire de ma vie ? Apparemment ma voie serait effectivement la musique, c'est du moins ce que je me suis dit, comme une évidence. Il me reste pourtant à m'ouvrir, me décomplexer, trouver mon style et mon son, composer et trouver les bonnes personnes avec qui monter un groupe. Travailler beaucoup plus, parce qu'il est impossible de s'y consacrer à moitié. Je crois aussi qu'il faut que je reste jusqu'à la cérémonie du vendredi 8, ce que j'avais déjà plus ou moins envisagé.
Déjeuner-départ du clan des quatre. Tout le monde était déjà à table quand je suis arrivée à la salle commune, et certains ont levé les yeux vers moi l'air de dire : tient, qu'est-ce qu'elle fait là ? On ne l'avait pourtant pas prévenue ! Ben oui, je voulais juste partager un moment convivial, au lieu de manger seule dans mon coin en pensant aux autres. J'ai quand même essayé de participer aux conversations et plus d'une fois ils m'ont parlé aussi sèchement que possible. J'ai échangé les adresses mail avec eux dans l'espoir qu'ils m'envoient l'enregistrement d'une cérémonie, mais vu leur manière de répondre je n'y crois plus trop. Après ça, je suis déprimée. J'essaye d'être correcte avec des gens qui semblent me reprocher je ne sais quoi. Toujours à courir après l'approbation...
Après leur départ, Carlos me demande d'attendre l'arrivée d'une suisse qui ne parle pas espagnol, pour l'accueillir. Au bout de deux heures passées à lire, je demande à Lidio ce qu'il en est. Finalement elle arrivera ce soir. Je retourne à mon tambo agacée d'avoir marné pour rien. Pendant que je lisais, mon moral est descendu jusque dans mes chaussettes, ou plutôt dans mes tongs. Rosa a dû le voir car elle est venue me faire des câlins, super mimi. J'aurais voulu être acceptée, me faire de nouveaux amis, et j'ai échoué. Ai-je manqué de discernement ? Me suis-je mal comportée sans m'en apercevoir ? Je n'en sais strictement rien.
J'ai voulu récupérer les bottes de Raph, mais elles sentent le vieux fromage : je vais finir le séjour en tongs. Après ça, je m'installe pour ces deux dernières semaines dans le tambo que Valérie occupait, bien au calme, et du côté ensoleillé.

Impossible de me réaliser tant que je manque à ce point de confiance en moi, tant que je me trouve si nulle et inutile. Quoi que j'entreprenne, l'échec est garanti. Je peux toujours essayer, il ne suffit pas d'y croire une fois mais du début à la fin, d'avoir une foi inébranlable. Au contraire, un rien me déstabilise. Comment faire pour que cette sensibilité cesse d'être un poids, qu'elle devienne enfin un atout ? Certaines lectures me donnent des pistes, mais les concepts n'y peuvent rien : voilà trente ans que j'essaye de les intégrer, en vain. La foi est ailleurs, elle passe par l'acte. La nullité est trop anciennement inscrite au fond de moi. Non, je ne suis pas guérie, loin de là. J'ai même perdu tout espoir, il y a beaucoup trop de boulot et ça me déprime. Peut-être qu'en restant ici jusqu'à mon retour en France, j'ai une chance d'évoluer assez pour tourner la page... Ce qui me démoralise c'est qu'on me juge, qu'on me prenne pour une parasite parce que je n'ai pas de boulot. J'ai beau savoir que ceux qui pensent ainsi ont pu choisir leurs études et leur travail et qu'il n'y a pas plus ignorant que ceux qui jugent, ça fait mal quand même.
L'autre volet de la confiance en moi concerne l'image que j'ai de mon physique. Peut-être parce que mon père ne m'a jamais fait de compliments (il disait juste que j'avais de bonnes miches) ni de câlins, ou parce que quand nous avons commencé à nous intéresser aux garçons, Béné avait beaucoup plus de succès que moi. Bien souvent je faisais le premier pas vers eux, pas farouche, mais elle attirait toujours les regards les plus flatteurs. J'étais une enfant boulotte et joufflue, des bouts de métal collés aux dents pendant toute mon adolescence, et pas soignée du tout avec mes cheveux en broussaille. Ma grand mère m'avait très sérieusement expliqué que je n'étais pas belle mais juste jolie, et j'étais persuadée que mon nez deviendrait tôt ou tard aussi gros que celui de ma mère. La certitude de ne rien valoir était déjà bien ancrée par les insultes et le mépris, et je me trouvais tout simplement laide. Par la suite, les harcèlements et les abus ont détruit mon désir de séduire et de faire confiance, m'insufflant le dégoût et la peur des relations intimes.
Arrivée à l'âge adulte, j'ai parfois constaté qu'il m'arrivait d'avoir un certain pouvoir de séduction sur les hommes, mais rarement sur ceux qui me renvoyaient une image valorisante. Quand on me courtisait, c'est comme s'il y avait forcément anguille sous roche, et les attentions intrusives me remettaient chaque fois dans des rapports de domination de l'homme sur la femme, en position d'objet. Et comme ma vie affective était déjà en pagaille, malgré moi je suis retombée systématiquement dans des relations destructrices ou vaines, auxquelles je mettais vite fin. De toutes façons, je confondais le désir avec l'amour, que je recherchais sans en connaître le visage.
Vers trente ans, quand je suis retombée dans la destruction, les vieux démons ont vite retrouvé ma trace. Quand elle explosait, ma rage contenue faisait des ravages et bien sûr c'est moi qu'elle a le plus détruit : j'ai été tabassée par un sale type dont j'étais amoureuse et, l'année suivante, par un vigile de supermarché. C'est après ces extrémités que j'ai commencé la psychothérapie suivie, mais mon visage et mon image me semblaient dévastés.
Il faudrait peut-être que je mette en application un des quatre accords toltèques, dont on m'a parlé récemment. En me concentrant sur le contraire d'une idée négative et en m'acharnant jusqu'à ce qu'elle soit anéantie, en me répétant sans arrêt que je peux apprendre à faire confiance aux autres, à moi-même, que je mérite la considération, que je suis capable de me réaliser etc, je finirai peut-être par me reprogrammer et ancrer en moi une autre vision. Avoir des certitudes fortes et positives pour servir de base, garder le cap et la tête hors de l'eau. Un tronc solide sur lequel m'appuyer. Comme disait Michel l'informaticien, la machine est bonne, c'est le programme qui est à revoir. Et inutile d'aller trop vite : les problèmes de travail et de relations avanceront quand la base sera purifiée, à savoir la confiance en moi. C'est peut-être ce qui va me demander le plus d'efforts : me décomplexer, arrêter de me dévaloriser. Quand ce sera fait, je pourrais peut-être enfin commencer à réaliser de vrais projets, y croire assez pour les mener à bien. En attendant, tout n'est que pis aller, thérapies ou fausses routes.
Plongée en eaux troubles

Mardi 29.
Réveillée à trois heures du matin, impossible de me rendormir. J'en ai marre. Fatiguée d'être fatiguée. Mon dossier est trop lourd, impossible à trimballer ; trop gros, impossible à caser ; et il part dans tous les sens, impossible à trier. Il contient des trucs qui ne sont pas à moi mais à un vieux qui me colle un peu (mon vieux ? le prédateur ? ou les deux, l'un étant l'autre ?) et sont plus difficiles à déloger. Quand j'essaye de ranger mes affaires, (mes activités actuelles, mon passé) je tourne en rond et répète les mêmes gestes sans avancer (à poser toujours les mêmes questions ?). Un cauchemar ! Je crois que toutes les traces de mon passé ne sont pas encore sorties : c'est trop ancien, ça date même d'avant ma naissance. C'est ce que suggère ce rêve. Mais aussi que le problème vient de lui ! J'ai tout épongé car j'étais la plus jeune, la plus fragile.
Et puis Michèle et Carlos laissent faire, quitte à ce que je perde mon temps. Ils attendent que la démarche vienne de moi, mais ils pourraient m'aider un peu, quand même ! A la dernière réunion ça m'a mis la puce à l'oreille : quand j'ai parlé des guerres que mes ancêtres ont vécues, Carlos a dit à Alain qu'il portait une violence qui n'était pas la sienne, des traces de conflits de son pays, cristallisés depuis des générations. Il m'a donné l'impression d'être laissée pour compte, comme si parce que je ne dis pas tout (impossible, il y a trop à dire) je donne l'impression d'aller bien. Alors que c'est moi qui suis larguée, sans famille, sans boulot ni perspective. C'est parfois ceux qui en disent le moins qui ont le plus besoin d'aide. N'a-t-il rien vu, ou alors Michèle n'a pas tout traduit (je n'ai pas tout écouté), justement pour m'inciter à déballer mon sac ? Résultat, je me retrouve seule face à mes problèmes et ma responsabilité d'aller gratter jusqu'au fond, si je veux guérir. S'il faut s'imposer pour capter l'attention, je vais avoir du mal. Comme si c'était pas déjà une démarche conséquente de venir jusqu'ici, et d'économiser pendant deux ans pour faire ce voyage ! Au fond, ils font quoi, à part nous donner des produits et nous laisser parler le lendemain ? Je m'attendais à une démarche un peu plus personnalisée. Michèle avait dit qu'il n'y avait aucun doute de solutionner les problèmes de sorcellerie, mais si je n'insiste pas que se passe-t-il ? Toujours l'impression de passer en dernier, d'être moins légitime. Parce que j'ai soit disant une bonne relation avec la plante, je peux me débrouiller seule ? En fait, je me suis laissée endormir par les compliments...
Qu'est-ce que j'ai à débloquer depuis quelques jours, à me démonter pour des broutilles ? Au lieu de me morfondre, je ferais mieux de me réjouir : avec le départ massif, Michèle va être beaucoup plus disponible. A moi aussi de leur demander de l'aide. Qu'il me faille aller jusqu'au paroxysme de la colère pour réagir, c'est ça qui n'est pas sain.

Cet après-midi, inerte dans mon comas éthylique, sacrifice sexuel à Saint André, la vulve tailladée au couteau ! On m'explique que c'est parce que j'ai resquillé l'entrée de la piscine, alors que la bonne soeur à la caisse avait accepté de me laisser entrer gratis. Au début, je flotte en eaux troubles dans le village inondé. Un black fait pareil. Je porte sur mon dos une black qui ne sait pas nager (comme Francine, ma belle-mère !) pour lui montrer qu'elle aussi peut le faire. Je rafistole un vélo trouvé, avec lequel je fais le tour de la piscine dans les canaux d'eaux usées. Ensuite j'ai envie de me baigner dans de l'eau propre, avec les beaux mecs du village. C'est là que j'entre dans la piscine. Le vélo crève au retour et pour qu'on ne voit pas que je l'ai récupéré, je le salis avant de l'abandonner au bord de la route. Une fois à pied, je croise un gars du village qui sort son couteau. Je n'ai même pas peur, comme habituée à cette façon de communiquer. Je le suis à la ferme où l'on m'allonge et l'on me découpe. Comme absente et blasée, je laisse faire. Pour finir, j'entends une voix qui m'explique froidement les raisons, c'est à dire la resquille à l'entrée.
Je me doutais bien qu'ils avaient abusé de moi, vu que j'avais une MST à l'époque de mon premier amant, qui jurait être clean. Mais j'étais dans un profond comas éthylique et n'avais que de forts soupçons. En dirigeant la lumière à l'intérieur, l'alta runa semble le confirmer. D'autres points sont importants : le vélo, signe d'autonomie, est détérioré après mon passage dans la piscine, qui peut être un symbole de l'utérus. On me reproche de ne pas avoir payé l'entrée, cela veut-il dire que quelqu'un de la famille était opposé à cette deuxième grossesse de ma mère ? Qui peut bien représenter cette vieille bonne soeur ? S'agit-il simplement de l'atavisme de soumission féminine transmise de génération en génération ? Et les eaux troubles, figurent-elles le substrat vicié dont j'ai été nourrie ? Quoi qu'il en soit, c'est ce cauchemar que je vais raconter à la réunion de demain, même si ce n'est pas une vision apparue pendant la cérémonie. Ainsi que les autres abus : à deux ans par mon oncle, plus tard les agressions de mon frère et mon père, à seize ans par les voisins... Ce sera dit et ils comprendront peut-être à quel point j'ai besoin d'aide ! Je n'ai jamais aimé raconter ces souvenirs hideux, mais sans aller jusqu'au fond de l'expérience intime, point de salut. Il faut lâcher les vannes !
Mais au fait, je repense à ce rêve de caravane qui associe l'abus sexuel à ma mère... Quelques mois après cette horreur de Saint-André, je l'avais accompagnée pour visiter un appartement où nous allions aménager. Mon regard évitait les gars en groupe dans la cour de l'immeuble, mais pas le sien. Elle a commenté l'intérêt qu'ils semblaient me porter : ben oui, c'est le nouveau petit cul qui arrive. Sa réflexion était une façon de rabaisser ma libido naissante au rang d'objet sexuel, de s'approprier mon corps, et m'a fait honte de pouvoir être désirable. Ce sont eux qui m'ont violée trois ans après, à mon retour du Maroc. Pendant que je me débattais et hurlais dans l'espoir d'alerter une âme compatissante -la sienne- elle dormait quatre étage plus haut, gavée de tranquillisants et les oreilles bouchées. Je ne pouvais pas, je ne pourrais plus jamais compter sur son secours.

Ce soir, la lune ronde est si proche que sa lumière argentée découpe les ombres au scalpel et fait ressortir les silhouettes végétales. On se croirait sur une autre planète, ou une nuit d'éclipse. La nouvelle arrivée hier a l'air sympa, elle a une bonne tête rigolote.
Petite cérémonie de RIEN DU TOUT ! J'ai juste vu Carlos en loup de bande dessinée et Michèle en féline aux aguets. Aucune autre vision. J'ai vomi un peu de produit et fait deux petites crottes, un minimum vu que rien n'était sorti depuis samedi. Je suis rentrée claire comme si je n'avais rien pris. Et furieuse de perdre mon temps ! Furieuse aussi contre moi qui n'ai pas demandé à Carlos de m'en donner plus. Quand il m'a dit qu'on continuait sur la même dose, j'ai pensé : ça va pas suffire, mais je n'ai rien dit. Plus tard, j'ai demandé à la plante de me montrer des trucs intéressants, et j'ai entendu : je peux pas, t'en a pas pris assez. Alors que penser ? Est-ce que je commence à résister à l'esprit de la plante ? Est-il temps pour moi de passer à l'étape de maîtrise de l'ivresse, pour entamer l'apprentissage ? A vrai dire, vu comme je me sens fragile ces jours-ci, je ne crois pas en être encore là. Hier, Michèle disait que l'alta runa me faisait travailler sur la colère. Bien sûr qu'elle était inscrite sur mon visage depuis deux jours. En partant, Marc avait dit en me regardant que certains problèmes méritaient de s'adresser à un guérisseur beaucoup plus expérimenté. Cette remarque a semé le doute, et ma colère affichée était un appel au secours. On me demande : ça va ? Ben non, là c'est clair : ça va pas du tout ! C'est pas seulement la douleur, c'est aussi cet enfermement qui me fait souffrir. Pour ce qui est de guérir, je n'y crois plus et la plante n'y est pour rien.





La source était un gouffre !

Mercredi 30.
Voilà : tout est dit, ou presque. Ce qui m'a aidé à vider mon sac c'est qu'il n'y avait qu'Alain avec les deux curanderos et moi. Les autres sont arrivés après. D'abord les doutes, puis les cauchemars, les viols. Carlos est d'accord pour me donner une plus forte dose la prochaine fois. C'est pas que ce soit de gaieté de coeur que j'augmente la quantité de purge, mais s'il faut ça pour que ça sorte... J'ai assez traîné en route.
Michèle a mal pris que je doute, disant que je devais leur faire confiance sinon ça n'avancerait jamais. Après la réunion, elle m'a prise à part pour me dire que la sorcellerie sort sous forme de bile gluante, et que dans mon cas il s'agit plutôt d'une malédiction, du mauvais oeil. Lancé par quelqu'un qui ne m'aime pas, a-t-elle ajouté en me regardant droit dans les yeux d'un air glaçant qui lui donne l'air de partager cet avis ! Il y a deux semaines, elle m'avait pourtant parlé d'ombres noires qui flottaient autour de moi. Je ne comprends pas tout, mais passons.
Dans certaines cultures on craint le mauvais oeil comme la peste, comme s'il était réellement destructeur. A ce point là ? Les pensées et intentions inconscientes, les propos et les actes déplacés à répétition ont des conséquences insoupçonnées. Il y a eu la jalousie de mon frère, celle de Francine et ma mère. De qui d'autre, encore ?... Beaucoup de gens ne croient pas du tout à la sorcellerie et il faut reconnaître que lui donner trop d'importance serait un bon moyen de croire que le problème ne vient que des autres, et qu'on n'y peut rien. Mais au fond les paroles des uns et les regards des autres, dans la famille, me font surtout penser à ce qu'on appelle la psycho-généalogie. Voyant certaines situations se répéter, en sautant parfois une ou plusieurs générations, cette spécialité explique comment les ascendants transmettent aux descendants leur bagage émotionnel et leur histoire non métabolisée. Pour en sortir, on ne se penche pas seulement sur l'histoire de l'analysant, mais sur celle de sa famille toute entière. Car effectivement, notre histoire commence bien avant notre naissance.
Alta runa, apprends-moi s'il te plaît à me protéger. Son insecte aux yeux fluo est enfermé dans la paroi du tambo, entre le grillage et le filet. Il apparaît chaque soir depuis que je bois sa décoction, mais là il va avoir du mal à repartir. Qu'il reste avec moi pour éclairer ma recherche dans la nuit.
Je me sens légère ! J'ai osé parler ! J'ai osé dépasser cette honte obstinée qui m'a réduite au silence pendant de si nombreuses années, comme si je m'en voulais à mort d'avoir mérité ces horreurs. Finalement, je vais peut-être finir par guérir... Pour ce qui est du doute, je réalise que j'ai d'abord réagi par la projection, en reprochant tout aux autres. Pas très correct, il faut avouer. Je crois que le boulot de Michèle lui prend beaucoup d'énergie, et le doute est encore pire. Elle donne beaucoup et elle a sûrement besoin de confiance et de ressourcement. Les guérisseurs ne sont pas responsables de mes blocages et j'imagine qu'ils ne peuvent pas tout voir. Le seul côté positif de cette projection est qu'elle m'a permis d'identifier le doute. Ensuite, reste à me prendre en charge, et surtout pour qu'elle me corresponde vraiment la démarche doit venir de moi.
Aujourd'hui, ma vie est une telle friche en déperdition que la jalousie me prend souvent au dépourvu : comment pourrait-on m'envier ? Ceux qui le font sont en plein film. Et par ailleurs on ne peut pas plaire à tout le monde. Il y a les jalousies, la compétition, les désaccords. C'est important de faire attention aux autres, mais il faut quand même rester soi-même, sinon c'est invivable et ça n'arrange rien. Mettre les formes d'accord mais j'ai pas l'intention de me taire, en général. Je l'ai déjà trop fait et un de mes principaux buts est justement d'exprimer mes ressentis avant d'exploser. Alors que faire pour éviter ces regards torves, ces remarques acerbes qui marquent parfois comme des images subliminales ? Je peux juste chercher quels comportements attirent ces regards, pour apprendre à les éviter. Il y a peut-être une réponse dans la gentillesse des gens d'ici, leur douceur qui semble désamorcer les conflits. Au lieu de ça, j'ai pris l'habitude de prendre les désaccords de front ou de les fuir : je cherche le moyen de m'exprimer sans que ça passe en force mais bien souvent l'emportement m'envahit comme si, sous pression, je m'identifiais complètement à mes opinions. Sans doute puis-je faire des progrès dans la distanciation nécessaire à ces moments-là.
Bon aller, je reconnais aussi que j'aime bien la provocation. C'est de l'humour, faut pas le prendre au premier degré. Et ce côté cabotine, destiné à masquer ma timidité, ne fait au fond que la montrer. Souvent, c'est aussi de l'autodérision, une façon de ne pas me prendre trop au sérieux ou d'alléger certains sujets plutôt graves. Cela dit, quand je m'en prends à moi même, je suis prévenue, mais c'est normal que certaines personnes ne comprennent pas ou n'apprécient pas. Bien que l'ironie soit à peu près la seule forme d'humour que j'ai apprise, je peux peut-être trouver une façon de blaguer sans l'utiliser. Elle est souvent blessante et il est grand temps de passer à autre chose.
En somme, je manque parfois de sobriété émotionnelle. Quand je suis heureuse, j'éclate tellement qu'il arrive qu'on me reproche de me la péter, comme si je cherchais à épater en affichant un bonheur que d'autres ne pourraient pas atteindre. D'où une certaine jalousie. Mais dans ces moments de démesure, je me comporte surtout comme si j'oubliais le caractère fondamentalement cyclique des états d'âme, le fugitif des émotions bonnes ou mauvaises. Et, déconnectée par mes transports, je me prépare chaque fois à une rechute cinglante dans la réalité. Si j'avance sur ces points, ce serait déjà un gros progrès. Puiser une énergie plus forte que les conflits pour garder en tête l'essentiel : rester en contact avec moi-même malgré les contrariétés, préserver l'harmonie sans me laisser dominer par l'urgence d'émotions envahissantes... Identifier les intentions, informations inestimables pour couper court à la malveillance. Et continuer jusqu'à ce que cette stabilité protectrice fasse entièrement partie de moi. J'ai presque tout à apprendre, ayant grandi dans une atmosphère où les pistes sont brouillées par des mobiles ambivalents, des décalages systématiques entre l'explicite et l'implicite... mais je n'ai guère le choix.

Allongée à l'heure fraîche, je cherche l'origine de ces histoires qui m'obsèdent. Quitte à me fouiller encore un peu le cerveau, je replonge jusqu'à leur source : sois aimable ! C'était la litanie de François et Yvonne. Combien de fois me l'ont-ils sortie, d'un air sec et froid comme saturne ? Puis je laisse errer mon imaginaire et vois mon père, pendant son service militaire dans le Sahara, sortir du sable un coran en cuir (qu'il a effectivement rapporté de là-bas), une trouvaille ! Une ombre noire s'abat alors sur lui et l'enveloppe en disant : tu détruiras ce qui t'est le plus cher. Mais pour lui les esprits n'existent pas, il n'y a que la raison et la matière. Il ne s'arrête pas pour une voix, trop content de rapporter un trésor chez lui. A-t-il rapporté l'ombre ? Ce n'est peut-être qu'une fantasmagorie, mais elle me semble assez significative. Mains au cul, gifles quand je réponds aux agressions de mon frère, déni de la violence de celui-ci, photo prise quand je suis déguisée en pute par sa copine... N'est-ce pas aussi grâce à mon père que j'ai été détruite par les abus ? Sans compter les : quelle plaie, cette gamine ! Tu nous pompe l'air ! Je veux pas le savoir ! Ah, mais quelle conne ! Dégage !... A ce régime, comment distinguer l'ennemi de l'allié ? Quand je pense qu'il y a quelques jours j'avais de la pitié pour son grand âge, alors qu'il m'a fait tant de mal ! C'est affreusement douloureux d'être à ce point tiraillée entre l'affection et la haine, attachée à une telle violence.
Je repense ensuite à ce rêve où sa mère, sévère, lui apprend la vie à la baguette sur un tableau noir où mon prénom est écrit. Elle le barre d'une croix et trace une flèche vers le bas : fais une croix dessus, laisse tomber. Etant jeune, son souhait était de travailler dans la gestion des forêts, mais sa mère lui a conseillé de choisir un travail plus rémunérateur. Il a sacrifié son rêve en partant étudier et travailler à Paris et m'a donné le prénom de son rêve d'enfant : Sylvie, à savoir la forêt. Dans le rêve, sa mère lui apprend la vie en lui martèlant de se méfier des femmes. Je repense alors à une vision où elle se penche sur un bébé et semble penser : prends garde, les filles n'apportent que des problèmes. Et si c'était moi, ce bébé ? Elle lui aurait appris à se méfier de moi. Je me rappelle soudain qu'elle était institutrice. Elle enseignait et il y a un rapport avec l'enseigne aux jambes coupées de ma vision. J'en suis glacée !
A quatre ans j'ai définitivement abandonné mes poupées car personne ne s'occupait de moi, chacun me renvoyant vers l'autre. Recroquevillée et abattue, j'ai fantasmé qu'un jour j'aurai un mari et un enfant, une famille où tout le monde s'aimerait. Par la suite j'ai supposé que ce souhait -un mari, un fils et c'est tout- était celui de ma mère ou au contraire un désir inconscient de l'évincer. Mais au fond je crois surtout qu'elle venait d'annoncer son intention de divorcer, et je me suis pris leur conflit en pleine face.

Lors de ma psychothérapie, je me demandais d'où pouvait venir que j'ai si souvent été agressée sexuellement. A l'époque, je fumais beaucoup d'herbe et lors d'un rêve éveillé j'ai eu une vision : un adulte prend un enfant sur ses genoux pour frotter son sexe. Horrifiée, je me suis demandé pourquoi mon inconscient contenait de telles abominations. J'en ai parlé au psy, et peu après un cauchemar récurrent pendant ma petite enfance m'est revenu, aussi net et précis qu'autrefois, dans lequel mes parents partent faire des courses et me laissent avec le nouvel oncle par alliance. Tous les détails y sont : ce qu'ont dit mes parents à qui je hurlais de ne pas me laisser avec lui, la tête qu'eux et mon frère faisaient (indifférence, jubilation), le fait que ma cousine née quelques mois plus tôt dormait dans la chambre, et même certains éléments de la décoration... Mais une fois la porte refermée sur eux, l'oncle s'est approché de moi avec ses yeux grossis par d'épaisses lunettes, et là c'est le noir complet. Certains chaman disent qu'en cas de peur extrême l'âme du petit enfant fuit loin de l'insupportable, ce qui lui est particulièrement préjudiciable, et qu'il faut la récupérer d'urgence avant qu'il se développe de travers. Ma personnalité se serait formée autour de ce traumatisme d'autant plus difficile à guérir que l'événement date et qu'il est longtemps resté dans l'ombre.
Je suis d'abord passée par le déni : ce n'était pas possible, il n'avait pas pu se passer ça !! Pourtant  le cauchemar de mon enfance était revenu tel quel, comme une réminiscence de quelque chose que j'avais toujours su, juste oublié. Mais avais-je simplement eu très peur, ou s'était-il réellement passé quelque chose ? Lors de la dernière cérémonie, j'ai repensé à cette histoire et l'image fugace survenue lors de ma psychothérapie est réapparue à l'identique. J'avais une forte conviction et j'ai fini par me rendre à cette hypothèse qui frôle l'évidence. C'est hideux, mais au fond le fait de m'en souvenir procure la matière sur laquelle diriger mon travail de guérison. Une chance inouïe, finalement. D'autres éléments semblent la confirmer : mon cousin, né deux ans après, a eu de gros problèmes psychologiques pendant son enfance (tôt soigné, il a une femme, un enfant et un travail, il va bien merci), ma tante a vite divorcé et a coupé toute relation avec le père de ses enfants, et ma cousine célibataire définitivement endurcie m'a dit avoir fini par pardonner à son père, sans entrer dans les détails (mais à l'époque je ne me doutais de rien et ne lui ai rien demandé)...
Je crois qu'au retour de mes parents j'étais silencieuse, comme absente. Ils ont du se dire que tout allait bien. Les années suivantes, me voyant devenir capricieuse et ronchon, ils se sont peut-être dit que j'étais simplement comme ça, sans cause particulière. Or si chacun a sa personnalité, personne ne va mal délibérément, sans raison. Je pense même que les abus envers les petits enfants, que ce soit à caractère sexuel ou non, sont la première cause de névroses et psychoses dans le monde, avec les guerres. Oui, carrément. Je repense alors à Jeff, Paulette, Carole, Arnold,  Fabrice, Marie, Annie... Et tant d'autres tellement malades qu'on peut imaginer le pire. Et Raph, aux yeux éberlués au lendemain de la cérémonie, avait-il eu une révélation de ce type, lui aussi ?
C'est tellement facile de manipuler un enfant. Mais face à un petit en demande d'affection, c'est à l'adulte de dominer ses pulsions pour le repousser quand ses câlins, s'il ne distingue pas encore désir, tendresse et amour, deviennent trop intimes.
D'après certaines associations, l'inceste a pour conséquences les troubles du comportement alimentaire, l'énurésie, la constipation, la dépression, les compulsions et des formes variées d'autodestruction. J'en sais quelque chose. Seulement, comme beaucoup de gens n'ont pas de souvenir de cette période de leur vie, la cause passe souvent inaperçue. Et au lieu d'essayer d'arranger les choses par le dialogue et la compréhension, l'entourage peut aggraver la situation en cherchant à redresser l'enfant "à problème". Il faut dire aussi que ce sujet est particulièrement tabou. Il peut mettre en cause la façon qu'ont certains parents de protéger les enfants et de se ménager du temps, ce qui est bien normal, en les confiant à d'autres adultes. Critiquer les parents c'est très mal vu, et il paraît même que l'on doit les honorer, en toutes circonstances. Par ailleurs, la psychologie a beaucoup insisté sur le complexe d'Oedipe mais l'attirance que ressentent les adultes pour les enfants est peut-être beaucoup plus courante qu'on n'ose le dire. Par chance tout le monde ne passe pas à l'acte mais un spécialiste m'a affirmé que, même sans cela, la peur de l'enfant ou l'intention qu'il a perçue a un effet dévastateur sur son psychisme : à deux ans, être laissé seul face à une terreur suffit à créer un traumatisme.
Par exemple, j'ai souvent assisté à des scènes accablantes, où un adulte s'amuse à dire n'importe quoi, railler ou même insulter un petit (y compris son enfant) sous prétexte qu'il ne comprend rien. C'est faire peu de cas de l'émotion et de ce que sent l'enfant comme si, parce que l'intellect n'est pas encore critique et que les moyens d'expression lui manquent, il ne percevait rien. Mais s'il revenait à ces gens-là des souvenirs de la petite enfance, ils comprendraient peut-être à quel point un rien peut influencer, marquer et même blesser. Ces abus me semblent une façon de s'approprier le corps ou l'individualité de l'enfant, de nier cette dernière en le prenant pour un objet. D'après moi, il y a là une sorte de réminiscence de pratiques antiques telles que l'exposition des nouveaux nés ou le sacrifice à une divinité, où la descendance est conçue comme une possession sur laquelle le parent a droit de vie et de mort. Et je prends conscience de l'ampleur du problème en repensant à tous ceux qui cherchent la cause de leur mal pendant des décennies !
Le seul côté positif, s'il en faut un, c'est que quand on a passé sa vie à essayer de tenir debout et à se demander pourquoi on n'y arrive pas, à se fouiller l'inconscient dans les moindres recoins, le jour où on sort un souvenir de ce type, on est à peu près sûr de ne pas trouver pire et il ne reste plus qu'à remonter la pente. Soudain tout s'explique, et l'on peut mettre fin à sa culpabilité ! Oui, les enfants abusés sont les victimes d'adultes malades. Le tout est de parvenir à se pardonner pour sortir de ce rôle de victime. Une fois passée l'onde de choc de cette découverte on peut réaliser à quoi l'on a survécu, constater les forces que l'on a développées pour rester debout pendant si longtemps. On peut commencer à se reconstruire sur des bases saines, dans l'empathie pour soi-même et avec une conscience plus large de la folie de ce monde. La pédophilie : là est la vraie malédiction, qui empêche d'apprécier les bonnes choses de la vie car il y a toujours un truc qui ne va pas. Par chance certains s'en sortent et, ayant fait ce chemin, peuvent guider les autres et éclairer le parcours le long du labyrinthe qui mène hors de cet enfer. Voilà, c'est tout pour aujourd'hui.





TROISIÈME  PARTIE : RETOUR VERS LA LUMIÈRE

Le fond est atteint, il ne reste plus qu'à remonter

Jeudi 31.
Mina me propose un job. Il était destiné à une autre de ses copines qui n'est pas dispo, et elle-même est débordée avec ses enfants... Il faut aller au groupe de presse de son grand oncle, en banlieue, pour réaliser un A3 de promotion avec photos et textes, qui sera affiché dans le hall de la boîte pour le personnel. Je ne serais pas déclarée, mais la nana qui fait ce boulot d'habitude me reversera l'argent. RER nord, je suis tellement pressée d'arriver que je descends trop tôt et marche jusqu'à la station suivante pour reprendre le RER (décidément, j'ai vraiment du mal avec les parcours). Quand j'arrive, ma copine me met la pression tellement elle a peur de son grand oncle. Stressée, je fais le travail à toute vitesse et le transmet au décideur. En attendant son avis, je me promène dans les locaux immenses où je rencontre plein de gens, puis finis par m'impatienter.
A ce moment, légèrement réveillée, je décide de poursuivre le rêve à ma manière dans un demi sommeil. Ce procédé me rappelle une lecture sur les Senoï, peuple Malais exemplaire en terme de maturité émotionnelle, sans névrose ni psychose, qui pratiquaient cette technique. Elle permet d'agir sur l'inconscient en adoptant des solutions constructives, au lieu de laisser libre cours aux rêves négatifs. Le principe de base est de rejeter tout masochisme, de refuser d'être une victime. Par exemple, afin de maîtriser leurs démons intérieurs, ils décident de tuer le tigre d'un rêve au lieu d'attiser sa voracité en fuyant. L'autre axe est d'aller jusqu'au bout de ce qui est agréable, sans tabou : ils profitent de voler en rêve pour explorer ce qui les intéresse, et s'ils font l'amour ils poursuivent jusqu'à l'orgasme. Tout cauchemar doit finir par une action positive, comme recevoir un cadeau de l'ennemi ou trouver des alliés. L'idée est de transformer l'expérience négative pour chercher le plaisir en toute occasion, y compris les plus défavorables.
Les Senoï apprenaient ces techniques à leurs enfants dès le plus jeune âge, en les incitant à raconter leurs rêves au repas du matin. De même, ils en relataient publiquement lors de réunions du village, en faisaient une analyse collective et en tiraient les conséquences dans le quotidien. Leurs existences étaient ainsi activement transformée par cette thérapie en temps réel. Je raconte cela au passé car il semble que notre civilisation, obnubilée par la conquête, la domination et la possession, ne les ait pas laissé survivre. Toutefois, leurs méthodes ont été reprises par des psychologues américains, dans les années soixante dix.
Mais cette technique est assez difficile, c'est pourquoi je l'ai rarement utilisée. Avant de savoir l'employer au beau milieu d'un rêve, on peut s'entraîner en l'appliquant quand on se trouve pile entre le sommeil et l'éveil : assez réveillé pour observer le rêve, assez endormi pour replonger aussitôt. Malgré mon manque de pratique, là c'est venu tout seul. Peut-être que j'en ai enfin marre des rêves où je tourne en rond, perds mon temps et mon énergie. Je retourne donc au bureau, et le tonton téléphone : il est content de ma rapidité, et du travail qui montre toutes les stars ayant soutenu leur journal. C'est bon pour l'image de marque. Il me laisse deux heures de plus pour finir la mise en page et note mon nom pour me signer un chèque, se foutant que ce ne soit pas la personne habituelle qui le réalise.

Une énorme branche tombe au sol, les accidents font partie de la nature. Un colibri survole la terrasse et fait du sur place pendant quelques secondes en me fixant d'un air affolé. Un lézard miniature à trois bandes passe à toute vitesse en rasant les murs. J'essaye de lui signifier mes intentions pacifiques, mais rien n'y fait...
Aujourd'hui je voulais être seule pour faire le point, et finalement je suis restée à la salle commune, à papoter plus d'une heure avec Peter qui me demande qui je suis, d'où je viens etc. J'essaye de lui expliquer mais il y a beaucoup à dire et tout est en désordre dans ma tête. Pendant quelques secondes son écoute le rend presque charmant, mais bientôt il m'interrompt en souriant pour dire que le passé, l'enfance et tout ça c'est des conneries dont il est très facile de se libérer. D'après lui, il n'y a que chez nous que les enfants ont des droits, dans d'autres parties du monde ils n'ont pas le temps de s'occuper de ça. J'ai oublié de préciser que la pédophilie aussi était une de nos spécialités locales et que les enfants soldats ou prostitués ne sont pas un exemple non plus... Mais sur le moment, je ne perçois pas qu'il m'écoute juste pour me donner sa recette. La tension monte en moi chaque fois qu'il me coupe la parole, et je parle de plus en plus fort sans m'en rendre compte. Voyant ça, il me demande si je veux le frapper et ça redescend d'un coup : je me sens penaude au lieu de le mettre en face de sa façon de communiquer... Tout simplement parce que ça ne monte pas au cerveau. Toujours cette fameuse intelligence en escalier, dans laquelle le trajet entre l'émotion et l'intellect est encombré et bloque la présence d'esprit, qui me fait si cruellement défaut.
Puis il me regarde fixement et dit : tu es une jolie femme, dommage que tu sois aussi dure. Comme si je devais chercher à le séduire et, pour cela, boire docilement ses paroles ! Là, je commence à bouillir et me retiens de ruer dans les brancards. Il reprend : les thérapies, la méditation ou l'ayahuasca ne peuvent rien pour nous. C'est juste un truc à comprendre, il suffit de savoir ce qui te manque le plus. J'explique que j'y réfléchis depuis des années, mais rien n'est résolu car le cerveau ne peut rien face aux douleurs profondément enfouies. J'ai essayé plein de trucs qui m'ont fait avancer, mais le corps aussi a besoin d'être nettoyé du passé, et bien sûr que oui l'ayahuasca y peut quelque chose. J'ai repris confiance, pas question de retomber dans le doute. Pas du tout, insiste-t-il : qu'est-ce qui te manque le plus ? Essaye de répondre à cette simple question. J'aurais pu me la coller derrière l'oreille pour plus tard, mais je suis tombée dans le panneau. Il a semblé surpris que je parle de considération, pensant peut-être que j'allais citer l'amour.
Nous parlons ensuite de vie professionnelle et je lui dis à quel point je me méfie de ce système qui épuise les travailleurs, pompe les contribuables et harcèle les consommateurs. Il parle alors d'un centre en Hollande fait pour une femme dure comme moi, pour qui il faut des solutions dures. Là, il commence à me chauffer sérieusement, et je ne tarde pas à mettre fin à la conversation. Au début j'avais pris son intérêt pour une attention plutôt sympa, mais je pars avec la sensation de m'être laissée manipuler comme une marionnette. J'aurais mieux fait de rester à faire le point dans mon tambo au lieu me jeter dans la gueule du loup.

Les cinq dièteurs actuellement présents se retrouvent autour de la cuisson d'ayahuasca pour voir comment se prépare la médecine que nous allons ingurgiter demain : 6 feuilles d'alta runa, 25 de chiri sanango, 12 de wayusa, 6 de caneliya, 400 de chacruna, 3 d'ajo sacha (les orthographes sont de simples suppositions). Et, bien sûr, une bonne proportion d'ayahuasca. Le piripiri sera ajouté ensuite. Le tout bout pendant vingt-trente minutes et la cuisson finira demain, jusqu'à ce que le contenu de la marmite soit réduit à environ un litre épais et noir. Nous avons tous mangé sur place, et Peter ne cesse de me demander de traduire des trucs pour lui. Il est tombé amoureux de moi, ou quoi ? Peut-être qu'il aime les femmes dures, vêtues de cuir et fouet à la main... Quand je pense qu'au début je le prenais pour un homo. Cela dit, l'un n'empêche pas l'autre. Ensuite, je reste parler avec Alain jusqu'à ce qu'il aille prendre son ajo sacha. Nous parlons de méditation. A son tour de me conseiller, sur la méditation active des centres Osho, pour sortir la rage.
Alta runa, ouvre mon coeur et la porte vers l'amour. La plante me dit : les Kirtans. Ce sont les chants dévotionnels de l'Inde. D'où connaît-elle ça ? Mais je crois bien que les icaros aussi y peuvent quelque chose.

Il est minuit, bonne année 2010 à l'Amazonie ! Le bruit des pétards me réveille : chaque participant peut diriger une partie de la cérémonie. Chacun à son tour reçoit l'énergie que l'on voit circuler à l'intérieur de son corps, et l'oriente ensuite dans l'espace où elle dessine la forme d'une fleur... Une histoire à deuxième chance : le chemin est long pour rentrer de nuit dans une ville-jungle, avec Nini qui dit qu'elle est copine avec Nath, pas avec moi. On arrive à un immense bâtiment labyrinthique entouré d'une foire bondée de monde. Il nous faut faire plusieurs fois le tour avant de trouver l'entrée, paniquées à cause d'un biker qui nous poursuit pour nous poignarder. On arrive finalement à entrer. Puis la scène se répète sauf que le gars devient un biker du coeur, qui nous suit à l'intérieur pour nous donner son amour. Pourtant, cette fois-ci je ne me suis pas réveillée pour réviser mon cauchemar, que je sache, ça c'est fait tout seul. Serais-je en train d'évoluer ?... A la fin, je vois ma chatte préférée en forme de fleur... Image sexuelle, j'imagine. Puis Yvonne, elle s'est remise à fumer et je pense : elle se détend enfin. Et je sers dans mes bras Louise, mon autre grand-mère. Ce qui est étonnant, c'est que quand j'étais petite Louise me faisait peur : elle a eu des comportements névrotiques perturbants alors que Yvonne était plus classique. Mais les années suivantes Louise a semé en moi des graines importantes pour l'avenir -notamment spirituelles- et Yvonne, au contraire, est devenue plus dure : sois aimable, mademoiselle je-sais-tout, coups de brosse à cheveux sur la tête etc. Au fond je crois qu'elle me détestait, tout simplement.
En repensant à Yvonne et François, je suppose que, malgré les affirmations de ma mère, je n'ai peut-être pas été une enfant aussi désirée qu'elle l'a dit. Elle réclamait un deuxième enfant pour éviter l'enfant unique, situation qui lui avait semblé si pénible, mais qui sait ce que mon père en pensait réellement ? Le deuxième enfant était une norme, mais cela ne signifie pas un désir réel pour autant. Et comment ne pas penser qu'en deçà des discours conscients, leurs attitudes à mon égard ont plutôt signifié le contraire ? Alors ces affirmations d'enfant désiré n'auraient fait qu'aggraver le décalage entre ma réalité -névrose d'échec lancinante, lot de difficultés et de blocages, ignorance de mes buts et désirs profonds- et sa version officielle, probablement destinée à se donner bonne conscience.
Autre chose : à ma naissance j'étais, d'après elle, une merveille (ce qui a d'ailleurs suscité sa jalousie). Bien après, elle m'a fait comprendre qu'elle me trouvait parfaite. Ce que je ne suis pas et n'ai nullement l'intention d'être. Tant qu'elle n'est pas personnellement concernée, elle prend même mes défauts pour des qualités, mais quand ma contenance se relâche et que son amour propre est touché, elle ne supporte pas. A mon sens la perfection n'est pas humaine et vouloir s'y identifier est un des pires pièges de l'humanité : elle entrave toute réalisation, pousse à la culpabilité de ne pas être à la hauteur, et anéantit finalement tout projet, tout désir. Je réalise à quel point je suis tombée dans ce piège. Au fond, la perfection qu'elle semble m'attribuer, c'est à elle-même qu'elle se l'attribue : mes défauts ne peuvent pas en être, puisqu'ils me viennent d'elle. Elle s'est voulu mère parfaite -à l'opposé de la sienne- il est donc impossible qu'elle m'ait ratée. Quand bien même je serais voleuse, fainéante ou menteuse, quelles que soient mes faiblesses -qui lui ressemblent assez- elles ne peuvent donc pas être des défauts... Il n'y a qu'à affirmer que je suis juste comme ça, tellement humaine, qu'elle m'aime telle que je suis, et le tour est joué.
Après les bruits de pétards du jour de l'an, quel pied de me rendormir comme un bébé jusqu'à huit heures, juste à temps pour l'alta runa. Je lui demande d'ouvrir mon coeur, que l'émotion amoureuse revienne dans ma vie, que je sois toujours en contact avec moi-même, que je voie le côté positif des événements passés et futurs, des gens... Ah, encore plein de demandes à la fois. J'espère que ma soif de guérison ne va pas tout gâcher.




Faire peau neuve

Vendredi 1er janvier 2010, donc.
Ce matin, Eric m'annonce en passant qu'un bain de boue est prévu à dix heures. C'est vrai qu'il fait enfin grand soleil ! Le repas n'arrivant pas, je me mets à méditer et décide de déjeuner après le bain : mon appétit se calme. Tranquillement assise en tailleur, à mettre mon cosmos intérieur en contact avec celui de l'univers, j'entends un long crrraaaaac qui va s'amplifiant, et finit par s'effondrer au sol dans un fracas phénoménal. Impensable de rester impassible, je sors voir ce qui s'est passé : une branche de près de vingt mètres de long est tombée à quelques pas de chez moi ! Difficile d'évaluer la hauteur, mais ça fait bien sept ou huit étages. Impressionnant ! Le danger ne vient pas forcément de là où on l'attend.
Bain de boue au soleil. L'argile d'une belle couleur rouge est mélangée à l'eau et au parfum maison. Tout le monde en maillot, on s'étale le mélange sur tout le corps puis on se pose sous les rayons chauds, les bras ballants pour sécher entièrement. Il faut compter une grosse demie heure. Ensuite, on frotte la croûte sèche en se faisant aider pour le dos -Peter tient absolument à ce que je me charge du sien-, on se fait rincer à l'eau de rivière et asperger de parfum par Michèle. Cette pratique sert à aspirer les mauvaises énergies. Moi j'appelle ça faire peau neuve.
De mon tambo où je suis rentrée manger, j'entends une belle voix claire chanter au tambo d'Eric. Puis Carlos passe avec sa chacapa et recommence chez Peter. Ils ont de la chance, moi aussi je voudrais bien apprendre pleins d'icaros avec le maestro dont la voix retombe en gouttelettes de toutes les couleurs... En tout cas, j'ai eu droit à un joli récital en pleine nature.
Je passe deux heures à discuter avec Claudine, arthérapeute. Merci pour cette belle rencontre, c'est une mine de renseignements, nous nous rejoignons sur pas mal d'idées, et elle donne les infos avec générosité... Comme elle s'étonne que je fasse un mois entier de cure, je lui explique que vu mon histoire chargée, je n'avais guère le choix. J'imaginais implicitement que ce séjour suffirait à me soigner, sans rien faire d'autre par la suite, et je crois qu'elle a raison d'émettre des réserves. Nous parlons donc des moyens d'en préserver les acquis, pour ne pas me faire rattraper par mes mauvaises habitudes. Comme je lui dis que je participe depuis deux ans à un atelier d'arthérapie pour soigner la boulimie, elle me suggère de faire des ramadans de chocolat pour affermir ma volonté et éliminer les toxines. Après deux ou trois mois, une irrigation du colon permettrait d'entretenir le nettoyage des intestins. Pour ce qui est des traumatismes, un chaman pourrait aller chercher dans le cosmos mes bouts d'âme perdus, si je me sens pas complètement rafistolée. Et bien sûr, elle m'encourage à me réjouir chaque jour d'être redevenue non fumeuse, pour ne pas retomber dans cet enfer. Voilà quelques pistes que je ne manquerais pas de suivre si besoin, car aller jusqu'au bout de la guérison est ma priorité. J'ai aussi noté des titres de livres sur ces sujets, et des adresses. Cela dit, bizarrement je ressors de cette conversation épuisée, et quand Eric se joint à nous ma seule hâte est d'aller m'allonger. Surtout que ce soir c'est cérémonie, je dois préparer ma zenitude.
Après une heure de méditation, faisant fi des moustiques affamés je monte à la maloca pour m'imprégner du lieu. J'aime la paix de cet espace où l'on ne croise personne pendant la journée, la terre bien dégagée et la disposition des arbres autour. Je n'avais encore jamais remarqué les cailloux disposés de façon géométrique à la base de la liane qui semble veiller sur le temple. Pensant à ce que je vais lui demander ce soir, je m'approche d'elle et l'enlace. Quelque chose me dit : allonge toi sur moi. N'étant plus guère surprise par ce genre de phénomènes je m'exécute, visage contre l'écorce, pour exprimer mes attentes : ouvrir mon coeur à l'émotion amoureuse, à l'amitié, aux ressentis en général, recoller mes bouts d'âme si j'en ai perdu, trouver ma voie. Et puis bien sûr, toujours l'évacuation des vieux abus. Après ce moment de tendresse végétale, j'ai cherché l'oiseau qui s'esclaffe dans le noir pendant les cérémonies mais il est absent, et si d'autres que moi ne l'avaient jamais entendu, je croirais presque avoir eu la berlue.

Cette nuit, concerto presque tonal de vomissements pour complainte solo, pendant lequel les icaros font figure de discrets accompagnements. Aux gémissements, Claudine amoureuse. Aux lancés de gerbes, les garçons. Ma partition est très intérieure, à peine quelques bloups. C'est toujours après que je vomis le plus et je suis un peu envieuse de ceux qui le font aussi facilement, d'autant que la nausée est lancinante, très désagréable. Mais d'après un guérisseur rencontré à Paris, qui organise des séminaires au Pérou, la purification serait d'autant plus profonde qu'elle tarde à se déclencher. Peut-être qu'ainsi l'ayahuasca a plus de temps pour agir dans les recoins difficiles d'accès, pour aller chercher les déchets jusqu'au fond.
Où est mon âme ? Où s'est-elle donc enfuie ? Apparaît une grosse flambée crépitant sous une épaisse plaque en fonte de style chinois. Si mon âme est en Chine, il va falloir que j'y aille pour la récupérer mais je vais m'égarer : c'est grand, la Chine. Allez, je trouverais bien un chaman à Paris... Soudain je réalise que la fournaise est sous une plaque d'égout : le feu sous terre, c'est l'enfer ! C'est donc là qu'est mon âme ? Diable ! Mais je décide de poursuivre mes périgrinations mentales sans m'inquiéter outre mesure. Ensuite je me vois âgée d'environ dix-huit ans, habillée en mec comme dans mon premier rôle au théâtre. J'arrache la barbe factice, car je ne veux pas de ce look masculin. Alors un sourire se dessine sur le visage, avec de longues canines acérées de démon. Je flippe : c'est le diable ! Je lui-me tire une balle dans la tête puis place l'arme dans la main du cadavre, me disant que ça passera pour un suicide. Mais le visage diabolique reparaît aussitôt par le ventre du personnage. Je me dis alors qu'il est vain de lutter contre le diable, encore plus dangereux mort que vif car n'offrant plus de matière à saisir, il nous échappe complètement. Comme avec le bouc, au début, toujours le même acharnement face à l'hostilité ! Cette image me rappelle aussi que quand j'avais les cheveux courts, ma mère a-do-rait que je ressemble à un mec...
L'ivresse a des hauts et des bas. Un icaro que chante Michèle m'est insupportable, il m'empêche de respirer et je suis soulagée dès qu'elle l'arrête. J'ai d'ailleurs l'impression qu'elle l'a senti, car elle ne l'a pas fait durer longtemps.
L'oiseau qui assiste aux cérémonies -le revoilà- semble me parler et percevoir mes humeurs : quand je suis euphorique il s'esclaffe, quand je suis en colère il vocifère. Je me mets à imaginer qu'il s'exprime en fonction des couleurs s'échappant de mon crâne, variant selon mes dispositions émotionnelles. Ce soir, il m'interpelle sur un ton espiègle quand je reviens en zigzagant du petit coin. Je le salue et voudrais le prier de ne pas railler mon ivresse, mais pas en public quand même... On dirait que la projection des ressentis fonctionne aussi sur les animaux.
Au retour vers mon tambo je salue les arbres, imposants aïeux vestiges d'une Amazonie archaïque, qui trônent le long du chemin : remo caaspi, tabaquero, chulachaki caaspi, et les autres. Ces êtres anciens, gurus qui parlent à l'intérieur, sont des archives de la planète terre et auraient tant de choses à nous apprendre si on prenait le temps de les écouter. D'ailleurs, sachant maintenant qu'en Inde et en Afrique vivent des lianes semblables à l'ayahuasca, je me demande si cette plante existait avant la séparation des continents... Dans ce cas, l'archive serait effectivement très ancienne.
Le gros nettoyage se fait sur la route du retour et aux toilettes, je me vide de tous les côtés et mon ventre continue de s'assouplir. D'après Carlos, il est bon que les résidus de nos expériences passées retournent à la terre : elle les filtrera pour se nourrir de ce qui est utilisable et le transformer. Cette évacuation est irrépressible et que ce soit autour du temple, sur le chemin ou au tambo, ce qui sort prendra de toute façon ce chemin.
Une fois allongée, j'ai pensé à Bénédicte l'ange gardien de mon enfance. Immense gratitude qu'elle soit venue à ma rencontre à l'école, quand j'avais sept ans, au retour de Vendée. Cette amitié m'a sauvée : sans elle j'aurais sûrement erré seule et perdue, sans autre environnement que l'hostilité, l'ambivalence ou l'indifférence. Elle m'a apporté le jeu, la joie, l'intimité, et des moments de folie bien partagée. Elle et sa famille m'ont aussi apporté un point de comparaison, une ouverture sur le dialogue et la considération. De plus, sa finesse et sa sensibilité ont beaucoup appris à mon enfance mal dégrossie. C'est aussi grâce à elle que je suis debout. Bien qu'elle ait disparu de ma vie, comment la remercier assez ? Comment remercier la vie pour cette chance que j'ai eue ?



Samedi 2.
Le piripiri, plante maîtresse aux racines en forme de petites boules, est une purge très forte qui a été ajouté à la potion d'hier. Même Carlos s'est laissé surprendre : pendant la cérémonie, il a  titubé plusieurs fois vers la forêt pour se vider. Et ce matin aussi, il quitte la réunion précipitamment pour courir aux toilettes ! Ayant constaté qu'hier soir il était particulièrement mareado (ivre) et marquait souvent des arrêts, la tête posée sur la table, à son retour je lui demande comment il arrive à guider la cérémonie dans ces cas-là. Peu à peu apprendre la distance vis-à-vis des nausées, de soi-même, des visions et de l'ivresse... C'est ainsi que les curanderos s'habituent à rester présents et attentifs aux participants pendant les rituels.
Si l'enfer est un passage obligé sur le chemin spirituel, toutes les visions ne sont pas pour autant des vérités absolues sur notre état profond, m'explique Michèle. Il y a aussi les tests pour apprendre à gérer les peurs et rester confiant. J'ai encore du boulot pour apprendre à être moins réactive !
Le maestro m'annonce que le tabac va être ajouté à ma préparation d'alta runa, pour les visions et les rêves, et toujours le nettoyage. Il paraît que cette plante donne de la force. Me souvenant de Mireille, complètement tourneboulée par cette décoction, j'appréhende un peu. Mais il paraît que je suis assez résistante pour cela.
Je repense aux prises de bec avec Marc, Peter et autres, qui me rappellent ce rêve où je m'égare à cause d'un gars perdu dans le hall... On dirait aussi mon voisin qui me méprise parce que je n'ai ni enfant ni mari. Au fond c'est lui qui a besoin de béquilles pour tenir, mais c'est moi qui me perds et passe à temps fou à retrouver ma route. Je n'ai pas compris que nous vivons dans deux mondes parallèles, ni identifié son inimitié radicale. Et en essayant de l'aider, comme si je lui devais quelque chose, je perds mon temps et mon énergie, voire mon identité. Chaque fois que ça arrive je doute de ma valeur et d'être sur la bonne route, et fais d'interminables détours. D'où l'importance de bien se connaître. J'ai longtemps pensé que ça voulait dire : oser regarder en face ses défauts et ses zones d'ombre. Certes c'est important, mais à trop le faire, à trop me remettre en question pour être gentille, serviable et correspondre à ce que l'on attendait de moi, j'ai oublié de cerner mes besoins et de développer mes capacités. Or, c'est justement ce qui me manque quand je me retrouve face aux difficultés : des certitudes fortes, une confiance solide pour ne pas m'effondrer au moindre coup de vent.
C'est tout pour aujourd'hui : repos, et je profite des derniers jours pour admirer la nature à plein temps.



Dimanche 3.
La légèreté retrouvée me fait penser au trapèze, que j'ai eu envie de pratiquer il y a longtemps. Vu où j'en suis, il me faudrait d'abord quelques mois de musculation avant d'en être capable. Mais pourquoi pas, si j'en ai vraiment envie ? Ou alors je reste à végéter le restant de mon existence... ?
Peter m'agace, avec ses idées toutes faites, comme si je devais ressembler à un modèle qui n'est que le sien. Quand j'informe Ivan qu'il vaut mieux éviter de boire du clavo huasca juste avant l'ajo sacha, pour laisser au moins une heure entre les différentes plantes, Peter dit que je connais toutes les règles et que je suis très stricte, avec un petit sourire moqueur qui semble insinuer : c'est bien ce que je disais, tu es une femme dure. En réalité, je comprends l'espagnol et certains détails qui lui échappent, c'est tout. Il ferait mieux de s'occuper de ses propres projections mais, fatiguée de batailler, j'ai juste répondu : si tu veux. Quand je pense qu'il y a quelques jours, il se permettait de me dire qui je suis et comment me soigner alors que lui a pesé jusqu'à 120 kilos, juste parce que les émotions le font grossir, m'a-t-il dit. Et il vient passer trois mois ici pour perdre du poids... Il va surtout perdre du muscle. Cela dit, c'est vrai que pour rester debout et ne pas mourir psychiquement il a fallu que je me cuirasse. C'est aussi lié à la place où les femmes sont reléguées dans notre culture, mais cette rigidité n'est pas ma nature profonde : c'est juste une solution de survie nécessaire à l'époque, et qui aujourd'hui créé un décalage névrotique en subsistant à côté de mon besoin d'authenticité. Face aux préjugés, je ne veux plus me laisser démonter et impressionner mais garder les idées claires, connectée avec mon centre.
Et si je partais à Montpellier pendant deux ans, pour étudier la musicothérapie ? C'est la prochaine question.
Quel farceur, ce Carlos : au lieu de me donner un chant pour l'alta runa, il me donne celui des quatre fleurs, qui lui ressemble un peu : El dia que tu naciste, nacieron todas las flores... (le jour où tu es né(e), toutes les fleurs sont nées). Dois-je le prendre pour un message personnel ?... Oh ça va, je rigole !
Demain, je vais à Iquitos. Sur internet pour des démarches, envoyer des cartes postales aux parents, acheter mon billet Lima-Cusco (c'est décidé, je vais au Macchu Picchu), manger un tamal sans porc et faire quelques emplettes. Alain aussi part samedi prochain et il veut m'accompagner au Macchu Picchu. Il me met devant le fait accompli, mais pourquoi pas ? Il veut absolument manger un poulet rôti entier, boire de la bière et danser toute la nuit. J'ai plutôt l'intention de faire des nuits de dix heures pour rattraper mon retard de sommeil, et de garder le cap de la diète. Je vais devoir serrer les dents, pour ne pas le suivre dans ces conneries.
Nous parlons aussi de faire un tour en barque sur le fleuve pour admirer les dauphins. Claudine veut se joindre à nous. On pourrait demander à Carlos l'icaro spécial de sa grand mère : je le sifflerais, Alain leur jetterait des boulettes de pain, et Claudine prendrait les photos.


Lundi 4 janvier.
Journée agréable à Iquitos, mais je rentre tard et fatiguée. Michèle et moi avons pris le même colectivo à l'aller. Le contact s'est radoucit depuis le jour où elle m'a parlé du mauvais oeil. Elle me demande si j'ai de bons amis à Paris, des gens proches sur qui je peux compter. Je lui dis oui, mais ils sont assez délurés et je peux surtout compter sur eux pour boire des coups. Tu sais, les artistes... Elle convient qu'il est difficile de rester centrée quand on fréquente des gens qui se lâchent. Je n'insiste pas car moi aussi j'aime bien faire des folies, et par ailleurs je ne sais pas très bien jusqu'à quel point je peux compter sur mes amis. Quelle honte m'a empêché de le dire ? Entre artistes parisiens, les relations sont assez fragiles et superficielles : on se voit généralement pour sortir et s'amuser, mais les sujets qui fâchent sont plutôt tabous. Elle dit que j'ai les capacités pour faire bien plus que de la musique. Bien que je trouve cette activité très respectable, je lui parle de mon projet d'études de musicothérapie, mais aussi de ma peur de prendre les autres en charge. J'ai beau en avoir conscience, cette fuite des responsabilités est profondément ancrée. Et comme je m'ennuie dans des boulots minables, je tourne en rond.
Plein de bijoux en graines noires et rouges achetés à une Shipibo qui arpente les rues avec sa fille. Un collier en macramé avec une nacre ronde. 30 NS, c'était pas la peine mais j'ai vraiment flashé. Du coup, je n'ai pas acheté le super beau pagne brodé. Tant pis, ce n'était pas utile non plus. D'autant qu'il y a aussi la tranche d'ayahuasca en pendentif, ça c'est le souvenir obligé. J'ai acheté du clavo huasca, du piment, des bananes délicieuses comme on n'en trouvera jamais en Europe, du moins pas avant que le climat ne se réchauffe sérieusement... Il faut que j'arrête les folies, je ne roule pas sur l'or. J'ai quand même acheté un tee-shirt à tête de tigre pour Michèle. Un cadeau. Elle a flashé sur le mien et c'est une façon de passer à autre chose après la phase de doute. En plus, tigrou lui a sauté au visage il y a trois jours quand elle lui apportait à boire, et elle a trois coups de griffes sous l'oeil. Le tee-shirt lui fera une sorte de talisman, pour éviter que ça recommence.
Je ne m'étais pas vue dans un miroir depuis trois semaines, ça fait peur : j'ai pris un sacré coup de vieux. Espérons que ça s'arrange à Paris, avec une bonne dose de repos. Au programme, masque d'argile rose à l'huile d'argan, à l'aloé vera et à la stévia pour remettre la peau à neuf. Par contre je me trouve l'oeil brillant, presque fiévreux, comme quelqu'un qui a pris de l'ayahuasca pendant un mois...
Les bijoux que j'ai achetés me donnent envie de me mettre en jupe. J'avais perdu cette habitude ces dernières années, non pas par plaisir mais comme je rentre souvent la nuit après les concerts, il était arrivé qu'on me suive, avec mains au cul et autres gracieusetés. Aujourd'hui c'est comme une libération vis-à-vis de cette vision où je suis déguisée en homme, comme si je m'apprêtais enfin à assumer et protéger ma féminité... Cool !
Sur la carte postale pour mon père, un message (pas si) subliminal : à propos de l'arbre qui s'est effondré à quelques pas de ma maison, je commente que le danger vient souvent de là où on ne l'attend pas. Pour ma mère, que je n'ai jamais vu des gens aussi doux et gentils... Comprenne qui veut, d'ailleurs j'aurais aussi bien pu inverser les remarques.
Quand je suis de retour à Sachaitambo vers dix-huit heures, les dièteurs m'attendent tous à table, et me submergent de questions comme si je revenais d'une autre planète. Je donne à Peter le pendentif ayahuasca qu'il m'avait demandé, et il le prend sans rien dire. Un peu plus tard je lui demande si ça lui plaît et il répond sèchement non, ajoutant qu'il le fera refaire. De rien. Dur et strict, lui ? Jamais !





Remontée par paliers ?

Mardi 5.
Encore mal dormi. Un voyage de groupe dans un vieux train déglingué. Une vieille femme mal assise risque de passer par la porte-fenêtre. Sous la voie ferrée, un diable accroche son vêtement pour la faire tomber. On continue à pied. Je me plains d'avoir été violée en route sans que personne ne me vienne en aide, et on m'envoie balader. Etrange. Ce train me fait penser à celui dont parlent les guides touristiques, seul moyen d'accéder au Macchu Picchu. J'ai appris que du fond de la psyché, là où le temps et l'espace perdent leur linéarité, émergent parfois des informations qui peuvent concerner l'avenir. Du coup, je m'inquiète au sujet de mon prochain périple avec Alain et j'espère que le diable -celui qui divise- ne sera pas de la partie.
Je laisse mijoter mon repas à feu doux pendant un rendez-vous à l'ANPE. Là, on me fait attendre tandis que d'autres passent devant moi. Impatientée, j'explique que j'ai un plat sur le feu mais ils répondent que je dois attendre. Délit de sale gueule ? Encore et toujours exaspérée, donc, par l'injustice et l'indifférence. Bon sujet de travail pour ce soir, avec le plaisir et le projet d'arthérapie. Ce sont trois droits fondamentaux : justice, plaisir et réalisation. A moins que ce rêve ne parle d'une certaine impatience, forme d'avidité qui me pousse parfois à faire trop de choses à la fois et, sortant de moi-même, je perds ma précieuse présence.
A nouveau, je monte au temple dans l'après-midi. Il ne reste plus que deux cérémonies alors j'en profite au maximum avant de partir. Je m'allonge sur la liane robuste pour formuler mentalement mes demandes. En fait, mes souhaits sont liés à des peurs : de me lâcher, d'échanger, de perdre. Et la peur la plus profonde, celle qui conditionne toutes les autres, c'est celle de la mort. Voilà qui est plus clair pour ce soir. L'approche du départ me donne le blues, mais en même temps j'ai hâte de reprendre le cours de mon existence. Ce mois passé ici aura été une parenthèse pour replonger dans le passé et le remettre à sa place, une période en suspend avant de retourner dans le quotidien, ancrée dans le présent.

Suite à ça, j'ai fait une grosse méditation dans l'après midi, et aussi au temple en attendant l'arrivée des maîtres. En soufflant sur ma couronne crânienne, Carlos dit encore : muy muy linda, la energia ! Ça doit être la méditation qui nettoie le cerveau parce que moi, je ne me sens pas si linda. Suivant le conseil de Michèle, je l'ai prévenu que c'était mon avant dernière cérémonie, pour qu'il oriente l'énergie en conséquence.
Une fois ma ration avalée, je me remets en tailleur pour rester bien verticale et me concentre sur mes chakras un à un. Je cherche à percevoir leur état énergétique et, si je sens un blocage, y dirige mon souffle et mon attention pour le dénouer. Dans le bas ventre, le premier et le deuxième semblent chauds et actifs. Celui du ventre est tendu et résiste à ma tentative d'intervention. Le quatrième, dans le coeur, semble rayonner et mon souffle l'aide à s'ouvrir un peu plus. Le cinquième, qui brûle quand je prends l'alta runa, est à présent chaud. Il a besoin d'apaisement. Les deux derniers, le troisième oeil et la couronne, semblent fluides, j'apprécie leur état sans insister. D'ailleurs l'ivresse commence à monter, et mon mental se laisse capter par les vibrations multicolores. Avant d'être complètement raide, je repense au troisième chakra qui m'inquiète un peu : pourquoi est-il si oppressé ? Que cristallise-t-il ? De quoi a-t-il encore peur ? Que reste-t-il a évacuer ? La potion pousse le contenu en liquéfiant tout, mais entre deux cérémonies je retourne chaque fois à la case bouchée. J'aimerais bien retrouver un transit fluide, régulier, pas chiant. Et le cinquième, Michèle dit qu'il chauffe peut-être parce que j'ai trop fumé par le passé. Je me demande si cette fermeture ne serait pas liée aussi à l'inspiration créatrice bloquée en moi par le manque de confiance. A un truc qui me reste en travers de la gorge, des mots qui ne sont pas sortis. Je dirais que ces deux chakras en ont assez d'être maltraités et ignorés.
Une fois que je sens la présence de l'esprit de la plante, je lui demande de me débarrasser de la peur de la mort. Alors, je vois en grand angle à partir d'un lit dans lequel je viens de mourir. Derrière une paroi de verre des gens parlent de mon cas, se demandant ce qu'ils peuvent tenter sur moi. Je pense : trop tard, je suis partie. Mais les médecins font des expériences sur des corps morts ou vifs, flottant dans des grands tubes de plasma. Des trucs génétiques. Je refuse de servir leur science qui manipule et agit sur les symptômes, et non les causes. Qu'on me brûle entière, un point c'est tout. Mauvaise nouvelle si je meurs à l'hôpital, je préférerais partir de mon lit douillet... Mais pas de panique, ce n'est peut-être pas une prédiction.
D'un coup, je vomis de la bile gluante (Michèle m'en avait parlé à propos de la sorcellerie, la voilà donc) et sors des rots profonds, avec lesquels je crois voir partir cette peur-là. Encouragée, j'enchaîne en pensant : maintenant, abordons la peur du plaisir. Mais la réponse ne vient pas. J'insiste en vain puis finis par me dire que c'est peut-être la même : si j'ai résolu celle de la mort, les autres vont avec. Peur de perdre, de lâcher prise et des petites morts quotidiennes. Donc, le sujet est clos ? Déjà ? Je reste dubitative : peut-on régler aussi vite ces sujets lourds ? Et d'ailleurs, ai-je vraiment peur du plaisir, ou plutôt honte de montrer que j'en éprouve ?
La voix de Carlos et son jeu de la chacapa sont encore plus énergiques que d'habitude. Ses chants, plus rapides mais aussi plus longs, sont enchaînés plus vite. Il dégage une intention pressante en direction de l'assistance. On le sent hyper motivé et concentré pour projeter loin les sons. A la fin de chaque chant, quand il agite la chacapa pour pousser son souffle dans toutes les directions, je sens presque un air frais effleurer mon visage.
Cette intensité me rappelle des lectures sur les rituels de guérison africains, et l'un de ses icaros me transporte dans un village de savane. Je sors vers la brousse et aperçois le grand-père des tigres, assis paisible en méditation. Je me précipite vers lui, comme vers un proche perdu de vue depuis longtemps, et le salue d'une accolade. Une girafe passe alors, je lui tiens le museau en demandant : j'espère qu'au moins tu ne les manges pas, elles ? Il répond : non... enfin j'aimerais bien, mais elles me voient arriver de loin et quand j'arrive, elles sont déjà parties. Je réponds : bon allez ça va, on peut être amis. Cette scène semble raconter la rencontre avec un centre instinctuel intérieur et l'exigence d'endiguer ses tendances destructrices pour le rendre, libre et autonome, à sa nature profonde. Finalement le félin est peut-être mon animal totem... En Amazonie, c'est le puma qui représente le guérisseur, lequel doit apprendre à gérer ses instincts pour utiliser à des fins constructives les pouvoirs qu'il manipule.
Dans une nuit étoilée, une boule de lumière propulsée par mon oeil traverse l'espace en un éclair, comme une étoile filante. Quand elle rencontre un astéroïde, une explosion en forme d'hexagramme se produit et se transforme en un énorme diamant qui rayonne loin dans l'univers. On dirait un dernier voyage astral, sans retour. Mais l'image se répète en boucle et, sentant que ça peut continuer pour l'éternité comme un cycle de réincarnations sans fin, je passe à autre chose. Après, je ne sais plus. Ah si : je suis en maillot de bain, finement musclée comme une panthère, et prends des poses d'haltérophile. Attitude pas très féminine, mais je décide de traduire altérophile par : qui aime les autres. Je vois aussi un oeil qui brille dans le cosmos.
Petit lézard agonise immobile au fond du lavabo. Depuis hier, impossible de le déloger. Chaque fois que j'essaye de l'aider à sortir, il panique et dérape sur la faïence. Il a du se faire piquer par l'araignée. Pour qu'il meure en paix, je lui fredonne l'icaro qui fait des boucles dans ma tête. Il me fait penser à mon cerveau reptilien. Le sur-moi à l'exigence dictatoriale qui le traque mérite de mourir en paix, lui aussi. Et de me foutre la paix.


Mercredi 6.
J'ai mieux dormi que d'habitude, je m'habitue. Mais après la réunion, ils m'ont épuisée à poser leurs questions tous en même temps ! Des explications, des traductions... ils me demandent même des informations sur les traditions locales, mais comment pourrais-je savoir ? Voilà pourquoi j'hésite à devenir thérapeute : le manque de solidité face à la perte d'énergie est une des raisons. Je fatigue trop vite pour être toujours disponible alors que les patients, eux, n'attendent pas. La deuxième c'est que, même si c'est pour le bien des autres, j'ai un doute sur l'ingérence qui demande un recul considérable vis-à-vis de ses propres conceptions. En particulier, troisièmement, quand on fait payer le prix fort aux personnes en détresse. Enfin et surtout, je n'ai pas dit mon dernier mot à la musique. J'ai envie de développer mon imaginaire pour composer et peut-être monter un groupe.
J'ai fait mon rapport en espagnol. Michèle n'a pas à traduire et en profite pour mieux m'observer. Elle affirme que je suis en train de passer à un autre niveau, qu'il y a une grosse évolution depuis le début, mais il faut dire que j'étais arrivée au plus bas. Il me semble juste avoir retrouvé le niveau d'énergie de l'époque du yoga, sauf qu'à présent un profond travail est fait et n'exige pas, comme dans le yoga, un entraînement permanent. Et je n'ai probablement pas encore conscience de tous les changements opérés. Michèle dit que les images célestes sont liés à l'alta runa, et propose de me donner un deuxième icaro dédié à cette plante, qu'elle a chanté pour moi hier soir. Carlos va me donner du piripiri pour le planter à Paris. Eux aussi ont changé. Ils ont de grands yeux brillants et sourient en m'écoutant raconter ma cérémonie. Ils ont l'air contents de me voir évoluer, ça fait plaisir. Je leur demande s'il est possible, pour continuer sur ma lancée, d'emporter de la décoction d'alta runa. Malheureusement elle ne se conserve pas, mais on peut me préparer une fiole d'ajo sacha macéré dans l'aguardiente, une sorte d'eau de vie pas très forte. Je pourrai la prendre par périodes de trois ou quatre jours, avec quelques jours de diète avant et après, et en respectant la distance avec les repas. Cette idée me réjouit d'autant plus que je redoute que le retour dans l'atmosphère viciée de Paris, avec toutes mes mauvaises fréquentations...
Carlos confirme ce que j'avais pensé : pour le prochain séjour (ah bon, alors c'est pas fini ?) ana caaspi et warmi caaspi sont faits pour moi, pour l'apprentissage. Il veut faire de moi une guérisseuse, ou quoi ? En fait, la cérémonie ne se fait au pied de l'arbre que si on a besoin d'être secoué fort pour entrer en contact avec l'esprit de ces plantes ce qui, d'après eux, n'est pas forcément mon cas. Si je leur avais parlé de mon intuition à ce sujet, j'aurais peut-être sauté l'étape alta runa et avancé plus vite... Mais bon, d'après mes rêves récents, la précipitation n'est pas de mise.
Michèle est super contente de son tee-shirt, elle dit qu'on va restées connectées car elle pensera à moi chaque fois qu'elle le mettra.

Claudine est complètement raide, elle a passé la nuit au temple et arrive en pleurs, titubante et morte de fatigue. Carlos explique : sa tête est encore pleine d'ayahuasca car elle ne vomit pas, elle est mariri. C'est du au fait qu'elle a fait ses premières cérémonies en Suisse, guidées par un guérisseur trop peu expérimenté pour savoir gérer les problèmes et la relation avec la plante qui, du coup, est partie sur des bases fragiles. Pour que ça passe, Carlos lui fait boire un citron pressé avec un peu de sucre. Puis il presse quelques gouttes de citron dans sa propre bouche et aspire au-dessus de sa couronne crânienne, plusieurs fois. Il fait pareil sur les tempes, en recrachant chaque fois le jus avec ce qu'il a aspiré. En fait, il aspire et recrache les énergies négatives. Ils sont forts, ces guérisseurs... Puis il lui passe la tranche de citron sur le front et les joues. Ensuite il en fait couler quelques gouttes sur le haut de son crâne, ainsi que quelques gouttes de parfum et rince enfin la couronne avec un peu d'eau. Elle est apaisée, et descend se reposer.

Je repense aux rituels traditionnels de guérison tels qu'ils sont pratiqués dans différentes cultures, en Afrique mais aussi ailleurs. Là-bas, sous diverses formes, la musique, la magie et la santé ne sont pas conçues comme des réalités séparées, mais comme un tout inextricable utilisé par le guérisseur.
Sur tous les continents, la musique est présente lors de nombreux processus de soin traditionnels, inimaginables sans ce moyen essentiel au contact avec les esprits. Pourquoi ? Parce que le son a cette particularité rare d'être à la fois perceptible, donc matériel, et impalpable, donc immatériel. De plus, la musique est un son culturellement organisé par l'humain. Possédant ces aspects, elle permet de se déplacer entre ces deux dimensions : c'est le pont, le vecteur pour prendre contact avec les âmes des ancêtres, et leur demander d'intercéder en faveur d'un malade. La notion d'esprits est plutôt étrangère à notre culture attachée aux démonstrations rationnelles faisant office de preuves. Même si on n'y croit pas, on peut retraduire ce symbolisme par l'importance des racines ancestrales d'une part, des causes et déterminismes échappant à la volonté individuelle d'autre part. Cette notion dénote l'acceptation de ne pas tout contrôler, et la conscience d'un lien entre relations humaines et santé. En servant de cible aux énergies, l'esprit permet ainsi de les canaliser.
La musique agit aussi entre les participants aux rituels, groupe, famille ou même village entier : tout au long de la nuit, la communication établie en chantant, jouant et dansant, l'attention réciproque nécessaire pour improviser ensemble sont porteuses du sens fort de soigner ou soulager les proches. Ce qui compte pour y parvenir c'est l'intention, d'autant plus efficace qu'elle se manifeste avec pureté. La grande concentration que cela exige est favorisée par la pratique musicale collective qui développe une attention de chaque instant. Mais pour le guérisseur en particulier, avant d'utiliser l'énergie il est impératif d'être au clair avec soi-même pour bien distinguer les intentions positives (guérison) des négatives (sort). Un chant n'a pas d'effet s'il est fredonné sous la douche ou en pilant le mil, tandis qu'avec l'intention, le rituel adéquat, et leurs significations culturellement associées, il participe au soin.
En chantant et en dansant son mal, l'être peut recréer le lien avec ses ancêtres et sa communauté, ainsi qu'entre son histoire et son corps malade fait de désirs, d'émotions, de pensées, d'esprit...  Il s'agit bien de pratiques animistes, au sens propre d'agissant sur l'état d'âme. Mais au fond, toute prière, toute oeuvre d'art émouvante, voire même les psychothérapies ne sont-elles pas un peu animistes pour peu que l'on laisse vivre les émotions qu'elle révèlent ?
Ici, en Amazonie, les icaros -qui parfois me transportent complètement- servent à inviter le grand maître et les prédécesseurs, et à appeler les esprits des plantes pour les diriger vers les participants. Les curanderos commencent toujours en sifflant la mélodie, le plus abstrait, puis chantent une sorte de scat avant de se rapprocher du concret en prononçant le texte. C'est comme une façon d'appâter l'entité avec la mélodie qu'elle aime, pour l'amener vers le monde matériel où vivent les humains. La mélodie est le plus important. Pendant la diète on nous l'apprend en premier, le texte vient plus tard. Et l'intention est bel et bien là.
Certes, la décoction a une action de purge radicale, mais j'ai aussi tiré un grand réconfort auprès de ces gens qui se consacrent à soigner et transmettre leur savoir, leur énergie. Rien à voir avec la recherche égoïste du pouvoir. Heureusement que ça existe, ça me redonne un peu confiance en l'humanité. Et l'espoir de m'en sortir, de faire quelque chose de ma vie.

Je dévore les derniers livres qui semblent intéressants. Après les théories sur la géométrie sacrée (il paraît que les huit premières cellules issues de la fécondation restent dans le corps tout au long de la vie, et qu'elle sont une puissante source d'énergie, peut-être en rapport avec la Kundalini ?), la technique infaillible du voyage astral, j'attaque un chapitre concernant la méditation sur les chakras. Justement je l'ai pratiquée hier. C'est beaucoup plus compliqué et difficile que ce que j'avais improvisé. En réalité, il faudrait visualiser chaque chakra avec ses formes et couleurs propres, et continuer de le voir tourner tout en se concentrant sur les suivants... Ce sera pour une prochaine fois.
Il me faut bien préparer la cérémonie d'après-demain. Je suis très contente de celle d'hier et j'espère que l'apothéose sera pour la dernière. Garder la mesure, me protéger des débordements destructeurs, garder le cap de mes buts, mes désirs, l'ouverture des chakras et le bénéfice de la cure. Michèle propose de me guider pour la dernière cérémonie et pour la suite.
J'ai enfin réussi à éjecter le lézard prostré dans le lavabo, et peux me brosser les dents sans lui cracher dessus. Alors que je le croyais mort, une fois au sol il a détalé à toutes jambes sans demander son reste. Résistant, le reptilien...





Encore une lame de fond !

Je suis passée au tambo de Peter, pour lui demander de me montrer où il avait trouvé le piripiri qui nettoie le colon. Carlos était là, mais je ne voulais pas l'embêter avec ça. Croyant qu'ils étaient allés le cueillir ensemble et que Peter savait où les trouver, c'est à lui que je me suis adressée. Carlos a paru très étonné que je demande ça à Peter, alors que c'est lui le spécialiste. Pas très adroite, sur ce coup-là... Plus tard, je retourne chez Peter et il annonce qu'on ne s'était pas compris, il ne sait pas d'où vient le piripiri. Comme le repas arrive, nous mangeons ensemble et voilà qu'il se remet à me donner des conseils sans que je lui demande rien ! Déformation professionnelle, peut-être. Au lieu de boire ses paroles, à mon tour de le conseiller. La dernière fois, il m'avait dit qu'il était venu ici pour perdre du poids. Je m'étonnais que l'on passe trois mois à avaler une purge infecte juste pour ça, sans même parler de l'abstinence sexuelle. A présent il précise que ce n'est pas son seul but. Je n'ai pas relevé sur le moment, mais il avait pourtant dit que l'ayahuasca ne pouvait résoudre aucun problème... Pas clair.
J'ai continué : manger le moins possible fait perdre du poids, mais on perd aussi de la masse musculaire, et il faut l'entretenir -ce qu'on ne fait pas ici- si on ne veut pas finir ramolli et affaibli. S'il ne réforme pas entièrement son alimentation, il regrossirait dès qu'il arrêterait la diète car son corps carencé stockerait aussitôt les aliments, et encore plus s'il arrête de fumer en rentrant. J'avoue, je n'avais pas envie de le ménager. Trop de femmes restent muettes face à la dureté des mecs comme si, les pauvres, ce n'était pas leur faute. Ou par habitude ? Et le manège continue depuis des lustres. Et celles qui parlent franchement ont intérêt à être en position de pouvoir -séduction, intelligence, statut social- sinon on s'arrange pour leur faire payer leur "témérité".
Alors, il me regarde fixement et me demande si je suis heureuse. Mes vieux souvenirs au bord des lèvres, je suis restée silencieuse quelques instants. J'aurais pu raconter deux-trois anecdotes salées, pour qu'il comprenne que le fait d'être debout était déjà un miracle. Mais je n'ai eu aucune envie de rentrer dans les détails, il aurait été capable de me dire que ce n'est rien du tout. Je continue : si on ne comprend pas pourquoi on grossit pour se motiver à changer de comportement alimentaire, c'est peine perdue. Il me fixe toujours en silence l'air de dire cause toujours, et je finis par rentrer dans son jeu : le bonheur c'est juste des moments fugitifs, l'important c'est le chemin que l'on fait et je ne suis pas malheureuse, c'est déjà bien. Et toi ? Il répond que oui, super content de lui. Tu devrais faire gaffe à tes qualités féminines, me sort-il alors de but en blanc. Comme s'il avait tout compris aux femmes. Après une grande respiration pour laisser redescendre la tension naissante, j'ai répondu que ça me regardait. Il a insisté. J'ai répondu : c'est quoi être une femme d'après toi ? Lui : c'est à toi de le savoir. Il est malin, le bougre. Il tend une perche non pas pour que je l'attrape, mais pour me voir tomber en essayant de le faire. J'ai dit alors qu'il était en pleine projection, qu'il ne me regardait pas vraiment avec des yeux d'hommes et que, comme on dit, les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Soft, quoi. Avec un petit sourire narquois pour faire détaché, il insiste : penses-y. Oubliant qu'il cherchait sans doute à me faire payer sa frustration, j'ai lâché les vannes : comment ce monde traite la féminité, rognée et stéréotypée par les projections des hommes. Il y en a tellement qui nous disent comment on devrait être ! Si je vous écoutais, je serais complètement folle : trop maigre trop grosse, trop douce trop dure, trop mec trop femme, trop ceci ou cela... Ça va pas, la tête ? Avec un bras d'honneur, je suis partie en lâchant : fuck off ! Puis, prenant conscience de la violence de ma colère, un sourire et une tape sur l'épaule : aller, salut et sans rancune, hein !
Deuxième occasion de contourner la manipulation, encore une de ratée. Comme dans mes rêves à deuxième chance, sauf que là j'ai loupé le coche. Mais il faut que j'arrête de m'en vouloir : j'ai bien fait de lui dire mes quatre vérités. Ce que je déteste c'est d'avoir perdu tant d'énergie en m'énervant. Après, pour calmer mes remords, je me suis rappelé quelques détails : il va aux cérémonies comme on va au cinoche, pour voir des trucs jolis ou marrants. Il résiste et a besoin de doses de cheval pour que ça marche (il dit avoir passé trois semaines sans que rien ne se passe) et panique devant la moindre ombre. Récemment, il s'est plaint à Carlos d'avoir eu des visions noires, disant qu'il n'était pas là pour ça. Michèle a expliqué que ça faisait partie du processus, mais il n'a pas voulu admettre qu'il fallait en passer par là pour aller vers autre chose. Je lui ai alors rappelé que le noir était une phase indispensable de la transformation alchimique : elle correspond à l'évacuation des déchets qui prépare la réunification du corps et de l'esprit, exactement ce que l'on fait ici, du reste. Il a d'abord semblé surpris puis a repris son air ironique, comme s'il refusait que des femmes en sachent plus que lui, qui ne s'adresse qu'au maestro.
Conclusion de cette histoire : comment faire pour éviter de me laisser bouffer de l'énergie par ce genre de pièges, et sans sombrer dans le mutisme pour autant ? Je crois bien qu'en fait il parle de lui même, mais moi aussi j'ai mes problèmes. Chacun se dépatouille comme il peut avec sa névrose, et je ne veux plus être la poubelle où les autres crachent la leur. J'ai longtemps tenu ce rôle pourri et ma thérapie c'est justement d'en changer : je n'ai pas envie de me ronger de l'intérieur, comme ma grand-mère morte trop tôt, détruite par le silence et l'isolement, grignotée par le chagrin devenu cancer. Sauf qu'en l'occurrence je me suis laissé déstabiliser, et envahir par la colère avant que mon cerveau trouve une autre solution. A moins que cette cure ne solutionne le problème sans que je n'aie rien à faire, comme le disait Michèle à propos de l'exaspération, je vais devoir réfléchir sérieusement à la question : dans le feu de l'action, m'habituer à prendre le temps de sonder mon ressenti, quel qu'il soit, respirer calmement pour faire redescendre l'emportement émotionnel et dire ce que j'ai sur le coeur avant de me rendre malade. Mettre cette méthode en application dans des cas de figures de plus en plus délicats, jusqu'à ce qu'elle devienne automatique à la place des vieilles habitudes.
Voilà, c'est dit : quoique je dise et pense de lui, j'ai encore du boulot pour apprendre à gérer les débordements émotionnels. Je repense soudain à ma vision du diable que je m'empresse de buter avant de réaliser qu'au lieu d'anéantir son principe, cette réaction semble plutôt l'avoir libéré de ses entraves matérielles, et qu'il devient encore plus menaçant. C'est la mauvaise méthode. Je reste pourtant convaincue qu'il est sain de dire ce que l'on a sur le coeur, et possible de le faire sans se laisser envahir par des émotions destructrices. Préserver son intégrité sans entamer celle de l'autre, et sans manipulation. Avec bienveillance, autant pour soi que pour l'autre. Si même dans ce cadre spirituel et thérapeutique on s'en envoie plein la gueule, on est mal partis. Mais dans ce milieu aussi, l'ego se pose là ! On est parfois persuadé d'avoir fait des efforts hors du commun, de s'être élevé au dessus des autres, et en droit de les secouer pour leur bien. Non merci, je préfère le faire à ma façon, à mon rythme.
Cette conversation avec Peter me rappelle qu'avec le traitement de la boulimie à l'hôpital, ainsi que des années de cuisine ayurvédique dans un centre de yoga, j'ai fini par apprendre pas mal de choses utiles au sujet de l'alimentation : entretenir l'équilibre acido-basique, utiliser les aliments de saison, éviter les sucres en fin de repas, la régularité et la durée des repas, choisir la qualité des huiles, remplacer les produits animaux et les allergènes, prévenir ou soigner certaines affections par la phytothérapie, éradiquer la candidose, renforcer l'immunité, éviter certains matériaux de cuisson et d'emballage toxiques, sans oublier la diversité et les nombreux aromates, pour le plaisir gustatif. Bref, on peut très bien avoir une alimentation saine et adaptée à notre organisme, et mincir tout en se régalant. Mais Peter en sait sûrement autant que moi... Cela dit même quand on détient les bonnes informations, la compulsion peut rester tenace, probablement parce qu'elle ne passe pas par l'intellect. Ainsi j'ai continué pendant des années de baffrer une tablette de chocolat par jour, ou presque, tout en sachant que ces doses de sucre étaient très nuisibles. J'espère que cette cure y mettra un terme.







Etre femmes

Une fois calmée, je me retrouve à la salle commune avec Michèle et Claudine qui sort de sa sieste au trente-sixième dessous, pour un meeting impromptu. Claudine s'est reposée, mais elle est en larmes à propos de son amoureux qu'elle n'a pas su retenir, et a besoin de réconfort. Ecouter, rassurer, servir une tasse d'infusion, suggérer un regard neuf, une réponse. C'était un joli moment d'entraide féminine. Bien sûr, j'ai repensé à la réflexion de Peter. Car la féminité, ce n'est pas juste la séduction et ce que les hommes attendent de nous, cette identité malmenée par nos cultures focalisées sur les caractéristiques masculines. Les femmes elles-mêmes s'ignorent trop souvent, formatées par des standards qui n'ont rien à voir avec leur univers intérieur chaud et humide. Ce n'est pas un hasard si l'autodestruction touche autant de femmes : je pense qu'elle vient de là en grande partie. Qu'il me conseille à l'occasion, pourquoi pas. Mais qu'il se croie en droit de m'apprendre la vie avec ses préjugés obsolètes, sans intuition ni bienveillance, ça ne passe pas. Qu'il commence par me connaître, on verra ensuite ce qu'il a à dire. Non mais ! Ah... me voilà repartie dans l'exaspération, rien que d'y penser.
Bref ! Michèle m'a laissée avec Claudine. Plus tard elle dit qu'avec ce que j'ai vécu je devrais être complètement détruite : j'ai la chance d'être toujours debout et le centre de mon être n'a pas été atteint. Excellente nouvelle. Elle parle aussi de suivre mes intuitions et fuir les gens dont je sais qu'ils ne sont pas bons pour moi. Peter, bien sûr ! Il m'a déjà pris la tête une fois, et pourtant je suis retournée le voir. Peut-être que je passe un peu trop facilement l'éponge. J'ai aussi pensé à Alain qui parle de ne jamais s'éloigner de l'amour divin, mais semble parfois hard dans ses relations et tranchant dans ses jugements. Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée de visiter la vallée sacrée des Incas en sa compagnie, mais au fond je n'ai pas très envie de me balader seule pendant dix jours. Je me demande si Michèle pense à des gens peu constructifs, qui peuvent m'entraîner vers le bas. J'ai en tête certains potes que je ne vois plus, mais si je fuis tous les fêtards ou les névrosés, il ne restera plus personne et je vais mourir d'ennui. Sa remarque me rappelle aussi qu'à l'inverse j'évite souvent certaines personnes qui m'impressionnent plutôt que d'affronter une admiration qui me fait perdre mes moyens. J'ai évolué là-dessus, mais il y a encore du boulot. Le problème, c'est que je donne trop facilement le bénéfice du doute. Oh, ce n'est pas par grande bonté de coeur fondamentale, mais aussi parce que je gère mal les relations, et la solitude. Quand des dissensions apparaissent j'observe ma part de responsabilité, et comme la rupture me pèse, je me promets de m'améliorer en pensant que la réciproque sera vraie. Mais l'autre reste souvent tel qu'il est et c'est alors que je me sens flouée.
Michèle a également reparlé d'envisager la suite de mes projets, de faire quelque chose de mes qualités humaines, mon intuition de ce que l'autre ne perçoit pas et a besoin d'entendre. Elle est super contente pour moi, mais je ne sais pas si mon emballement actuel pour partir étudier à Montpellier tiendra le coup après mon retour à Paris... Encore deux ans d'études, je n'en peux plus ! Mais que faire d'autre ? Peut-être que la réponse viendra plus tard. J'ai envie d'y croire et je sais que j'en suis capable mais au fond ce n'est pas encore décidé. Depuis le temps que je souhaite quitter Paris, la décision me semble toujours aussi difficile à prendre.

Sur la place de la femme dans nos cultures, j'ai ma théorie. Dans la genèse biblique, la femme mange le fruit de la connaissance et le fait goûter à l'homme. Par sa faute, nous dit-on, les humains sont chassés du paradis terrestre et perdent la belle innocence qui leur permettait de vivre nus et sans soucis. Par ailleurs, de nombreuses cultures anciennes ont vénéré l'image de la fécondité à travers les femmes, représentées par des statuettes au ventre plein. J'imagine donc qu'il fut un temps très reculé où les humains, ne sachant pas encore par quelle magie les femmes mettaient les enfants au monde, ont fait d'elles des sortes de divinités. Je suppose que les femmes ont été les premières à se rendre compte que sans accouplement, elles ne pouvaient pas enfanter. La pomme de la connaissance pourrait bien représenter ce savoir-là (et peut-être aussi des façons de ne pas tomber enceinte à chaque rapport sexuel). Quand ils ont été informés, les hommes auraient pris conscience de leur pouvoir et, peut-être vexés d'être avertis les derniers, en ont abusé. C'est tout. Mais maintenant que l'info a fait le tour du monde, il est temps d'enterrer la hache de guerre...
Un autre aspect de la genèse est intéressant. Dieu créé les humains, homme et femme pour qu'ils aillent ensemble, comme les autres espèces animales. Puis on lit un peu plus loin que dieu créé la femme à partir de la côte de l'homme... C'est une blague ? La femme d'origine, la vraie, celle dont le ventre parle, a été occultée (mais pas entièrement, bizarrement). Ses qualités humides (intuition, émotion, création) faisaient-elles tache ? De la côte d'Adam est donc tirée Eve, docile compagne qui a servi de modèle pendant des millénaires. Mais celle-ci ne représente que l'aspect de la féminité conçu à l'image des besoins imposés par les hommes. Et comme Eve est soumise, on peut la dire responsable de tous les maux de l'humanité. Pratique. Entre parenthèse, certains biologistes affirment que le féminin a existé sur terre avant le masculin, surgit pour le confort de la reproduction... La première femme de la genèse, que certains nomment Lilith, est restée tapie au fond d'un corps souvent esclave. En affirmant qu'elle est partie copuler avec le diable et qu'elle tue les nouveaux nés (image probable de la contraception qui donne plus de liberté au plaisir), la mythologie lui a collé une image de lubricité destructrice, comme pour justifier son éviction. Je suis plutôt d'accord avec certains auteurs d'astrologie selon lesquels cet archétype symbolise ce à quoi on attache le plus d'importance. C'est parfois ce que l'on évite ou détruit le plus facilement, préférant fuir ce que l'on a peur de faire mal ou à moitié. Mais au fond Lilith l'instinctive sait très bien quelles sont ses priorités. Elle émerge par période, mais le statu quo est ancien et nos sociétés sont bien organisées pour le maintenir. Si on ne s'emploie pas résolument à lui redonner droit de cité, l'évolution peut tarder encore des siècles.
J'ai hâte de voir réagir les femmes trop obéissantes ou trop furieuses, qui ne voient pas que ce sont des maladies et se laissent ronger par des angoisses sans visage. Trop de femmes ayant intégré le modèle dominant ne rêvent que de maternité ou de réalisation sociale. Comme dans ma famille : soit la femme y est ravagée, soit elle prend tout en charge. Ou pire, les deux à la fois. Mais quand se consacre-t-elle à son épanouissement, sans demander l'avis d'un homme ?
On a confié aux femmes la responsabilité des enfants. Soit, aux temps où les hommes passaient des années sous les drapeaux, c'était inévitable. Mais aujourd'hui cette répartition des tâches n'est plus nécessaire. La psychanalyse a alourdi leur culpabilité en affirmant que les problèmes affectifs viennent le plus souvent des mères. Evidemment, si elles seules prennent en charge l'éducation, les soins et l'alimentation... En réalité hormis l'enfantement et l'allaitement au sein, toutes les autres tâches peuvent très bien être partagées. Je crois que les pères qui assument leur part de soins et d'affection limitent les risques de déséquilibres névrotiques et, à l'inverse, leur absence ou leur distance induisent une perpétuelle recherche maladive et un lien trop exclusif avec la mère. C'est pour eux un moyen de conserver le rôle de héros -même s'ils deviennent parfois antihéros- sans avoir de reproches trop crus à se faire. On trouve aussi des familles où le père s'occupe plus volontiers du fils, laissant à la femme le soin d'éduquer la fille. Comme si cette dernière n'avait besoin que d'un père arbitre, en cas de litige ! Certaines traditions, régulièrement remises au goût du jour, ne sont aucunement des nécessités sauf peut-être pour ceux qui pensent que le chômage est du à l'entrée des femmes sur le marché du travail... Mais je n'ai pas le temps de faire le tour de toutes les inepties qui circulent.
Bref ! Il ne s'agit pas de prendre le pouvoir mais de laisser émerger autre chose, non pas d'imposer ses vues mais de prendre sa place et que chacun puisse se déterminer selon ses besoins réels face à ce monde cérébral et compétitif. Et je précise que je ne suis pas féministe : j'essaye juste de rester réaliste pour que s'arrange la situation, qui me semble au coeur des dysfonctionnements actuels de la société. Je rêve peut-être, mais sans ça comment faire changer les choses ?... Au fond j'ai surtout hâte de changer, et mon rôle en tant que femme est sans doute mon principal sujet de travail dans cette vie. Mais je ne peux rester indifférente au monde dans lequel j'évolue et dont je dépends car, en l'état, où trouver un compagnon qui n'entrave pas mon épanouissement, tel que je le souhaite ?




Dernière ligne droite

Je suis ébahie de lire ça : celui qui vit pleinement durant le temps qui lui est accordé retournera vers son étoile conjointe après sa mort, d'après Platon. Exactement comme la vision que j'ai eue à la dernière cérémonie ! Pour les amazoniens, ce chemin de l'âme après la mort semble être celui des personnes qui développent des pouvoirs de guérison et des liens forts avec le divin. Le diamant qui résulte de la collision entre le jet de lumière et l'astéroïde me fait aussi penser au joyau absolu, le coeur de bouddha, but de toute quête spirituelle. Cette vision serait-elle le signe que je suis dans la bonne direction et en mesure d'aller jusqu'au bout ou bien est-ce juste une image, qui ne me concerne pas forcément ? Quoi qu'il en soit, cette découverte apaise mes inquiétudes concernant l'avenir comme si, quoi qu'il arrive, je ne pouvais être sur aucune autre route que la mienne. Cela dit, ce qui compte c'est de briller AVANT de mourir ! Comme disait Nelson Mandela après avoir été élu président : ne pas vivre petit. Que notre épanouissement, s'il est simple et généreux, rejaillisse sans limite sur le monde alentour.
Le plus étonnant est que cette vision n'est pas une invention de mon imaginaire mais appartient à l'inconscient collectif, comme dans les NDE (near death experience : expérience proche de la mort) où différentes personnes voient les mêmes images inaccessibles à l'état de veille. Je me souviens que d'autres phénomènes de ce type ont eu lieu au cours des cérémonies. A plusieurs reprises, je me suis retrouvée dans une immense bâtisse aux parois entièrement recouvertes de grands damiers noirs et blancs qui brouillent la perception des volumes. Comme dans une galerie des glaces, il me fallait avancer à tâtons pour ne pas me cogner aux murs. D'autres dièteurs ont rapporté ces mêmes visions qui rappellent Alice au pays des merveilles ou je ne sais plus quelles références. De même j'ai vu presque chaque fois les spectres de lumière décomposée, également représentés dans de nombreuses peintures de Carlos. Les serpents, vision récurrente pour nombre de personnes, figurent la liane et son action curative dans le corps, notamment les intestins dont la forme est analogue. Toutes ces images semblent non pas créées mais contactées par l'imaginaire soumis à la potion qui permet d'accéder à des niveaux très profonds de perception, des aspects cachés du réel voire d'autres dimensions, mais tout en restant conscient. Qu'un produit végétal ouvre à la perception de son monde intérieur, soit. Mais que la plante possède un esprit autonome pouvant enseigner et guider dans des zones inexplorées par la conscience ordinaire, j'avoue que ça continue de me laisser songeuse. Les guérisseurs amazoniens affirment que lorsqu'ils sont sous l'effet de l'ayahuasca, les plantes de la forêt viennent à eux et leur apprennent directement comment elles doivent être utilisées pour soigner. Bien que je l'aie constaté par moi-même, mon esprit rationnel ne peut s'empêcher de chercher (sans la trouver) une explication apparemment plus logique que : c'est une plante maîtresse. Les spécialistes ont-ils des réponses, concernant par exemple son action sur la mémoire biologique que représente l'ADN ?... Mais après tout qu'importent les explications ? Ce qui compte, c'est que je me sente plus légère dans ma tête comme dans mon corps, que cette libération soit une réalité jamais atteinte autrement.

Encore un lézard bloqué dans le lavabo. Cette fois-ci, j'ai la technique et le libère du premier coup, ravie de le voir détaler. C'est plus facile à apprendre qu'à déjouer les manoeuvres de ceux qui préfèrent utiliser leur pouvoir sur les autres plutôt que sur eux-mêmes...




Jeudi 7.
Carlos a apporté des échantillons de toutes les variétés existantes de piripiri, et après le repas il nous a fait une petite conférence sur le sujet. Je suis touchée qu'il réponde à ma demande... mais au fait, j'avais complètement oublié : c'est lui qui m'avait proposé de m'en apporter. J'ai vraiment le mémoire qui flanche. Il explique l'utilisation de chacune, leur force et leur importance. A part la purge féroce utilisée dans la potion magique, une variété sert à voir la nuit quand on en met quelques gouttes dans l'oeil. Une autre est macérée dans de l'alcool pour en faire un parfum : avec l'icaro qui correspond, ce piripiri donne un pouvoir de séduction hors du commun et permet aussi de trouver un bon mari. C'est exactement ce qu'il me faut, m'exclamai-je ! J'en rapporterai à la maison pour trouver l'homme de ma vie. Mais il dit que le parfum doit être soufflé par un maestro, alors je n'ai même pas demandé l'icaro. Mes espoirs s'envolent aussitôt nés. Super déçue, grrr ! Comme je suis encore fatiguée et bouleversée par l'engueulade avec Peter, mon moral redescend au plus bas.
Après ce déballage, il emmène tous les dièteurs à vingt minutes de là, dans un ancien pâturage transformé en verger de nonnis et de bananiers. Le but de la balade est de planter des pieds d'ayahuasca. Vu les quantités utilisées dans la potion qu'on a bu pendant plusieurs semaines, c'est la moindre des choses qu'on en remette en terre. Surtout qu'elle n'est utilisable qu'après huit ou neuf ans de maturité. Comme les "marchands d'émotions fortes" la récoltent sans en replanter et vu l'engouement actuel, elle se raréfie et il faut aller de plus en plus loin pour en récolter. Donc, nous éco-participons. Ici, une liane pousse au pied de chaque arbre fruitier, mais pour l'instant il faut juste mettre des tronçons en terre. Il nous montre : avec le bâton qu'il vient de tailler à la machette on fait une quinzaine de trous en cercle, dans lesquels on enfonce un morceau de liane, puis on offre un peu de tabac de mapacho en guise d'engrais -le tabac est aussi un fort insecticide. C'est tout. Deux semaines après, il les repiquera à cinquante centimètres des arbres sur lesquels elles s'appuieront pour grandir. Et avec l'humidité, la chaleur et la lumière gratuites, ça poussera tout seul. Impressionnant. Chacun ayant fait son cercle de plantation, il pourra voir qui a le plus de prana, ou disons la main verte.
Ensuite nous continuons vers l'immense chantier en cours où ils construisent un temple éloigné de la route, dans le calme de la forêt. Des tambos sont prévus autour pour que les participants passent la nuit sur place au lieu de se perdre en rentrant. Ils creusent aussi un grand bassin dans lequel ils transféreront les poissons qui sont actuellement dans le bassin à l'entrée de la propriété, parce qu'ils ont tellement grossi qu'ils n'ont plus assez de place. Avec toutes les blagues qu'il fait, je ne sais plus si je dois rire ou pleurer, là.
Près du futur temple, le maestro nous présente deux jolis pieds de coca qui datent d'avant les pâturages. Autrefois, une mamie vivait là seule et les utilisait pour les rituels. Elle en mâchait quatre feuilles par jour et passait la journée à crapahuter dans la forêt, à travailler et à diviniser. Les feuilles sont très petites, mais très fortes. J'en mâche deux et j'ai aussitôt chaud à la bouche et au cerveau. Il parait que cette coca est plus forte que celle du commerce, parce qu'elle a été entretenue depuis longtemps pour les rituels. Dans la potion d'ayahuasca elle donne une force particulière, et justement ça lui donne l'idée de l'ajouter à la prochaine décoction. Sob, je ne serais plus là ! Nous rentrons en passant par le champ de chacruna. Dans ce paysage vert et vallonné, on se croirait presque en Normandie.

Plus tard, quand je vais au tambo d'Alain lui demander un guide pour préparer notre périple, Peter est là. Depuis deux heures j'entendais une conversation animée qui venait de sa terrasse, alternant entre les plaintes d'Alain et de longues explications, et je me demandais avec qui il pouvait bien être. Peter me salue avec un regard brûlant qui ne me dit rien de bon... Chargé de provocation, derrière son sourire habituel. Quand je dis à Alain que je veux boire un vrai chocolat Inca à Cusco, Peter vient encore me conseiller d'y renoncer.
Rentrée chez moi, je constate que leur conversation se poursuit sotto voce pendant un moment. Il n'en faut pas plus pour me rendre parano. Si Peter raconte ce qu'il pense de moi, Alain va sûrement me trouver beaucoup moins sympathique. Mais Alain était là quand j'ai parlé des viols et du reste, alors j'espère qu'il sera un peu plus compréhensif. Pourtant, je repense à ce rêve de vieux train (comme celui du Macchu Picchu, que nous allons prendre ensemble) où mes compagnons se moquent que je me sois fait violer... D'ailleurs, Alain me fait penser à mon frère. Il l'a pris pour un compliment mais ce n'en est pas vraiment un. Et il porte le prénom de l'oncle... Avec ça, si on passe ensemble dix jours sympas, ce sera un miracle ! Mais je ne me sens pas de lui dire : non, finalement je préfère faire la route seule. En fin d'après midi, je monte à la salle commune où sont les autres dièteurs. Tout en parlant avec Alain j'entends Peter dire à Ivan, avec un coup d'oeil furtif vers moi, qu'il avait juste très envie de baiser... Ça au moins, ça fait mâle.

Encore réveillée à minuit. Ça devient une sale habitude, je n'en peux plus. Une fête privée dans un hôtel de luxe. Je ne suis pas invitée, mais Bénédicte me voit et me fait rentrer. A l'intérieur elle m'évite pour que personne ne comprenne qu'elle m'a ouvert la porte. Je me sens toute petite, obligée de rétrécir parce que je ne suis pas forcément bienvenue. Avant de m'endormir, j'avais suivi les recommandations du livre sur le voyage astral : j'ai demandé à mon double (sorte de corps étherique qui fait le voyage) de me donner, en rêve, une solution à mon célibat endurcit. Alors si je suis célibataire, c'est parce que je me dévalorise et que, face au manque d'égards, je me recroqueville au lieu de demander la considération ou l'amour dont j'ai besoin ? Ensuite, Carlos fait une démonstration de divination dans les feuilles de coca, mais il refuse de me dire l'avenir car je suis trop sensible et influençable. Il est probable que la perméabilité émotionnelle aussi m'empêche de m'épanouir en amour. La difficulté est de me protéger sans me fermer. La solution que j'ai adoptée suite à mes déboires, c'est de rester seule ou en retrait, d'éviter l'aventure relationnelle. Comme si je n'y croyais plus. Non seulement ça ne résout pas le problème parce qu'on vit toujours avec les autres, même s'ils sont loin, ils existent toujours en nous. Mais en plus ça aggrave les frustrations, et vogue la galère !
En fait, non. La réalité n'est pas que je ne crois plus à l'amour mais que je n'y ai jamais vraiment cru. Comment croire à ce que l'on ne connaît pas ? Ça ne m'a pas empêché de me faire des films à gogo, mais maintenant que je le sais il me reste l'espoir, il me reste à y croire. Ah la la ! Y arriverais-je un jour ? Y a-t-il une fin à ce marasme ? Ou bien dois-je me contenter d'évacuer le plus gros et d'avancer à petits pas ?
Pendant la promenade de l'après-midi, alors que les autres ont posé plein de questions, j'ai traduit mais ne voulais pas déranger. Je crois que l'engueulade avec Peter y est pour quelque chose, je me sens encore toute déstabilisée. Ivan aussi m'a séchée avant de partir en balade, alors qu'on parlait tranquillement. Je ne sais pas ce que je peux bien dégager pour qu'ils me parlent comme ça. Du coup je ne dis plus rien, rentrée dans ma coquille, comme l'escargot. A vrai dire, j'ai surtout le cerveau vidé par la fatigue, hors service pour faire la conversation. Et heureusement que les autres posent des questions, j'en profite quand même. Alors il est temps d'arrêter de me lamenter, et de prendre les choses comme elles viennent. Pour ce qui est de Bénédicte et sa famille, ils m'ont effectivement ouvert des portes. En voyant comment ça se passait chez eux, j'ai compris que la violence psychologique n'était pas forcément si ordinaire. Je me souviens qu'un jour quelqu'un lui avait fait du mal à l'école. J'étais sidérée qu'elle veuille en parler à son grand frère, et encore plus par la réaction qu'il a eue : au lieu de jubiler, il est devenu furieux et lui a demandé de lui indiquer cette personne pour la menacer de représailles si elle recommençait. Le mien en aurait rajouté, profitant que je sois affaiblie pour me faire encore plus mal.
L'icaro qui clôture la cérémonie me trotte dans la tête dans un demi sommeil. Demain c'est la dernière, et cet air qui remercie les entités présentes sent la fin. Dernière demande à faire : me débarrasser de ce qui m'empêche de m'épanouir amoureusement. Soigner mon complexe d'infériorité qui m'empêche de me croire autorisée à l'amour et au bonheur. Gros chantier en cours.


Vendredi 8.
Alta runa, pour ma dernière cérémonie, débarrasse-moi de mes complexes et ouvre tous mes chakras.
Le groupe de Jérôme passe chez moi après leur répétition. J'habite aux frigos du quai de la gare, un immense lieu créatif. Idem à la répète suivante, mais là nous sommes dans un pavillon et profitons du jardin, et c'est plutôt le groupe de Malik qui me rend visite. Une maison prête à accueillir la musique et les amis musiciens, ça me plaît bien. Ensuite, une petite nana ébouriffée danse comme une déchaînée dans une prairie, et parle avec le ventre en riant follement. J'adore ce rêve : il me rappelle je ne sais plus quel conte sur les instincts féminins qui s'expriment à partir des tripes, quand ils sont sains et libres.

Suite à la balade d'hier, j'ai réalisé que je n'avais presque pas marché pendant un mois, ni visité les environs. Je suis retournée au chantier dans la forêt avec un but concret : cueillir de la coca en prévision du périple dans les Andes, à plus de trois mille mètres d'altitude. Cette plante qui aide à oxygéner le cerveau en facilitant son irrigation sanguine est tout à fait indiquée contre le mal d'altitude, particulièrement fort quand on arrive d'un coup, en avion.Sur place, je tombe nez à nez avec Carlos qui me dit avec malice : tu viens chercher la coca, hein ? Comme une gamine prise en flag dans le pot de confiture, j'avoue : juste quelques feuilles, pour la montagne. Il dit que je peux en prendre autant que je veux, du moment que je prends soin de les cueillir une par une pour ne pas tuer les bourgeons qui sortent. Je me suis rempli les poches. Au bout d'un moment, j'ai vu qu'il était resté à quelques mètres, tourné vers le chantier mais avec un regard élargi pour garder un oeil sur moi. Je suis alors repartie, espérant n'être pas passée pour une droguée invétérée... En rentrant je me suis perdue pendant une heure, les tongs dans la boue, ça m'a fait voir du pays.

Au début de cette dernière cérémonie, en donnant sa ration à Peter, Carlos m'a fait sourire en lui disant qu'il était un gars hyper résistant, un vrai dur... J'ignore s'il a eu vent de notre altercation ou s'il sent juste les choses, mais sa remarque tombe à pic. Ivan fait un bruit infernal qui m'empêche d'avoir des visions. Il a gémit du début à la fin, comme s'il souffrait le martyr. Impossible de me concentrer sur les réflexions liées à la fin du nettoyage intérieur. Mon attention part dans toutes les directions et je ne sais plus où j'en étais. J'alterne entre l'empathie pour sa souffrance et l'irritation contre son manque d'égards pour les autres. Régulièrement, je souffle de l'air frais vers lui en espérant l'apaiser. Au début ça semble marcher, mais plus ça va moins c'est efficace, comme si je m'essoufflais. Peter, assis juste à côté de lui, s'agite et soupire d'exaspération, puis part dans un fou rire forcé quand les gémissements sont au plus fort. A la fin de la cérémonie, Carlos se cale devant Ivan comme pour le remettre d'aplomb en lui envoyant de l'énergie, et aussi l'air de lui dire : alors, mon petit gars, t'as fait des tiennes ! On dirait que lui aussi a été gêné par ses plaintes. Mais Ivan ne pense qu'à reprendre ses esprits, pas aux interférences qu'il a pu créer...
En partant, Michèle s'écrie : les amis, je suis dans la merde, j'ai perdu mes clés ! Je ne sais pas pourquoi j'ai eu l'impression que c'était pour tester nos réactions, et j'ai aussi trouvé super mignon qu'elle nous appelle les amis. Vrai qu'un mois de cérémonies, avec toutes les choses personnelles qu'on a racontées, ça créé des liens. J'ai répondu aussitôt : chacun allume sa torche, à nous tous on va bien les retrouver. Je ne voulais pas rater l'occasion de répondre au mot ami. Quelques secondes après, elle les a retrouvées dans sa poche. Pas de soucis, ça arrive.
Claudine n'a pas pris de potion, elle supporte trop mal, mais s'est tout de même jointe à nous. Alain est surexcité par cette dernière séance, il a eu des visions magiques, pas du tout dérangé par le bruit. Comme quoi certains sont plus blindés que d'autres. Nous rentrons ensemble par le chemin des vieux arbres, auxquels nous faisons nos adieux. Il n'en revient pas de voir ce que j'appelle l'effet stroboscopique, cette sorte de rémanence lumineuse qui fait voir les mouvements décomposés. Il dit : c'est dieu, ça ! Il se sent plein d'énergie, fort comme l'arbre remo caaspi dont il boit la décoction depuis une semaine, et se frappe le torse comme un gorille. J'essaye de ménager mes relations avec lui, car demain nous prenons la route ensemble. J'ai pas envie de trimballer un Peter bis.
Hyper déçue par cette cérémonie, je me dis que Carlos a sûrement rediminué ma dose, sinon je serais raide-dèf. Mais c'est peut-être à cause du bruit continuel, car je me sens quand même pleine de produit qui reste au bord et ne veut pas sortir. Une fois rentrée au tambo je fais en sorte de vomir, ce sera toujours ça d'évacué. C'est dingue : je n'ai pas bu une seule goutte depuis plus de quatre heures, et je vomis presque un litre de liquide brunâtre au goût infect d'ayahuasca. Où va-t-elle chercher tout ça ? Un bon nettoyage intestinal aussi : s'il restait dans mes intestins des candidas ou tout type de flore pathogène, quelque parasite ou résidu d'anciens traumatismes, je crois qu'ils en ont pris un sacré coup. Et au lit. Impossible de dormir, comme d'habitude, mais pour la dernière nuit je n'essaye même pas. Quitte à veiller jusqu'à l'épuisement, je m'imprègne des bruits de la forêt pour les emporter dans ma mémoire.


Samedi 9.
Rien à raconter à la réunion, sauf les problèmes d'interférences sonores et de la vidange à la maison. Ivan explique ses gémissements : il se baladait sur le dos d'un condor et était en plein kiff. Rien à voir avec les plaintes de douleur que j'imaginais. Michèle dit que pour moi, même si la dernière séance n'a rien donné d'apparent, le travail est fait et je peux continuer ma route. Les acquis du séjour apparaîtront peu à peu. Puis elle me prend à part pour me faire part d'un message destiné à me guider pour la suite. Après avoir recherché la formulation exacte, elle dit qu'à présent je dois apprendre à habiter mon corps. Boulimie, peur des relations amoureuses, perte de contact avec mon ressenti quand celui de l'autre m'envahit, déconnexions et autodestructions en tous genres, c'est sûr que j'ai du boulot de ce côté-là... Mais à dire vrai j'ai tout de suite pensé : apprendre à "biter" mon corps ! A propos du plaisir et de l'intimité, bien sûr.
Pourtant elle m'avait dit qu'il n'y avait rien de spécial à faire, que le travail se faisait surtout en suivant rigoureusement la diète... Et maintenant, voilà une recommandation dont je ne sais que faire, que je ne sais comment prendre. Vais-je devoir retomber dans les vieilles idées de prix et d'effort, me retrancher derrière des élucubrations mentales ?
A la réunion, Claudine hésite un peu puis se décide finalement à partir avec Alain et moi pour le Macchu Picchu, comme elle y pensait depuis quelques jours. J'espérais secrètement qu'elle fasse partie du voyage, pour ne pas me retrouver seule avec Alain. Quelle chance ! Comme elle ne prend plus de potion, et qu'elle trouve inutile de rester focalisée sur la rupture qu'elle était venue oublier, et préfère passer à autre chose en s'offrant quelques jours de tourisme avec nous. Elle reviendra peut-être une prochaine fois pour dièter d'autres plantes, et plie ses bagages en donnant des kilos de vêtements, une collection d'anti-moustiques, des aquarelles et du papier : une autre façon de faire le vide.
Pendant qu'elle fait ses derniers préparatifs, Alain offre une belle turquoise à Michèle qu'il appelle la voz angelica (la voix angélique), en claironnant que la vraie générosité c'est de donner ce que l'on aime le plus. Cherche-t-il à déprécier le cadeau que j'avais fait à Michèle ? Subjuguée par cette pierre dont Alain vante la beauté et les mérites, je me sens un peu mal d'éprouver de la jalousie. Mais tandis qu'il semble jouer à une compétition de cadeaux, je me défends en pensant que non : la vraie générosité, c'est de donner ce dont l'autre a le plus besoin ou envie, même si ça nous coûte. Et sans en faire étalage, car elle prend son sens non pas dans l'image qu'elle donne de nous, mais dans les relations que l'on établit : calcul ou partage ?
Alain achète trois des tableaux exposés dans la salle commune. Il demande à Carlos s'il peut emporter une chacapa et le maestro l'emmène au temple pour lui offrir une de celles qu'il utilise pour les cérémonies, sans oublier de la souffler pour lui transmettre de l'énergie positive. Décidée à sortir un peu de ma coquille, à mon tour j'en demande une qui était accrochée à la paroi de mon tambo, inutile. Je sais qu'elle n'a pas la même valeur, mais c'est mieux que rien. Michèle me donne le chant des sirènes, l'icaro de warmi caaspi, pour me préparer à la prochaine étape si je reviens. Avec le CD d'icaros que j'ai acheté et la chacapa, j'ai de quoi poursuivre le travail. J'emporte aussi du piripiri qui sert à faire des ravages pour le faire macérer. On ne sait jamais, j'inventerais peut-être une mélodie en mesure de l'activer.

Je suis bien contente de mettre fin au supplice d'avaler la potion magique deux fois par semaine mais en ce jour de départ je me dis que oui, ce sera une bonne chose de revenir poursuivre cette aventure. En attendant, il me faut prendre du recul pour percevoir sur quoi j'ai avancé et ce qu'il me reste à faire... Pour l'instant, tout ce qui me fait rêver, c'est mon lit. Une semaine de grasses matinées sous ma couette moelleuse et chaude, ça, c'est du ressourcement ! Après je pourrais peut-être faire le point, mais là je n'y vois rien. Et le changement deviendra probablement plus flagrant dans la vie de tous les jours. En attendant, un grand merci aux plantes et aux gens qui m'ont accueillie, éclairée et soutenue dans cette démarche. Ils m'ont remise sur le chemin de la guérison et je retrouve l'espoir. Probablement que ma phase de doute venait plus des vieilles histoires que des situations actuelles : c'était à moi d'expliciter mes besoins et oser demander de l'aide. Il fallait probablement en passer par là pour débloquer ma réserve et identifier le doute ennemi. D'ailleurs Michèle m'avait bien prévenu qu'il y aurait des passages difficiles. De même, raconter des expériences très intimes que j'avais toujours gardées bien au chaud, dans l'ombre de mes souffrances, a été une étape décisive dans mon rapport à la honte et au rôle de victime.
Pas fâchée de retourner à la vie, je sais que la lutte continue et me sens prête à livrer bataille !





Merci à la vie !

Aujourd'hui, je suis éberluée de relire les pages noires de ma vie sans être minée, de chasser ces souvenirs comme n'importe quelle autre pensée. Un peu comme si c'était un film ou l'histoire de quelqu'un d'autre, moche mais extérieure. Elle ne me détruit et ne m'obsède plus ! Cette distanciation change tout : mon énergie et ma concentration sont disponibles pour réaliser mes projets, je me fatigue beaucoup moins vite. Avec le temps, j'avais fini par m'identifier à ce caractère bougon, jamais content, à ce manque d'énergie permanent, à ma réserve maladive et au manque d'égards, à mes emportements subits. Je pouvais difficilement imaginer ce que j'étais réellement, sous tout ce fatras névrotique. Avec le recul, les problèmes dans lesquels j'ai plongé pendant ce séjour semblent réellement évacués et j'avoue que cette libération dépasse tous mes espoirs. Les remous provoqués par la purge étaient le prix à payer pour cela. Autrefois je balançais entre une pudeur honteuse qui m'empêchait de parler de mes mésaventures, et des moments où je racontais tout dans l'espoir d'être comprise et cajolée... Aujourd'hui, quand quelqu'un d'assez intime m'interroge, je suis enfin capable d'en parler sans la charge émotionnelle qu'elles véhiculaient autrefois, comme de simples faits qui font partie de mon histoire sans me définir pour autant.
Etonnamment, j'ai vite trouvé des gens avec qui compléter cette cure : un médium qui nettoie le corps énergétique et une praticienne d'irrigation colonique qui relie les noeuds intestinaux aux types de fonctionnements ancrés. Ces deux approches ont aussi permis de remettre de l'ordre après les remous dus à la potion magique. J'ai également trouvé un groupe qui travaille sur le corps et l'énergie créatrice féminine, une prof de danse axée sur le recentrage corps-esprit... Au fond, ces rencontres ne sont pas si surprenantes : je laisse passer moins d'occasions et me retiens moins d'aller au devant des gens pour accomplir ce qui me tient à coeur. J'ai même un travail temporaire, que j'ai accepté sans m'inquiéter de ne pas être expérimentée et qui se passe plutôt bien.
De même, alors que depuis des années je rêvais d'écrire pour partager mon expérience, j'ai mis toute mon énergie dans ce texte très personnel. Etant allée jusqu'au bout de mon rôle de victime, je peux enfin passer à autre chose, à des projets constructifs, tournés vers les autres et vers l'avenir. Pour pratiquer la musicothérapie, le préalable incontournable était de me soigner. Maintenant que je vais mieux, je pourrais envisager ce dessein. Paulette m'encourage à me lancer sans suivre de nouvelles études, car on n'a pas inventé de diplôme d'empathie et d'intuition. Certes, mais je ne veux pas tomber dans le charlatanisme et étudier permet d'asseoir ses acquis. Et de plus mon envie prioritaire reste la musique, et je me consacre enfin à composer, pour inventer et offrir quelque chose de joyeux capable de grignoter la morosité ambiante, surtout à Paris...
Sur le plan négatif, je me suis remise au tabac deux semaines après mon retour pour échapper à la tentation des pétards que mes amis fument sous mon nez le soir... Mais je n'ai pas dit mon dernier mot et prévois d'arrêter à nouveau, quand je le sentirai.
Autre point plutôt sombre : pendant les dix jours de tourisme avec Claudine et Alain, je n'ai pas su résister aux nombreuses curiosités culinaires du Pérou. Une fois à Paris, je suis d'abord revenue aux vieilles habitudes alimentaires et, après m'être rendue malade, j'ai réussi à m'imposer des limites en m'autorisant une gâterie par week-end, histoire des rester humaine. Du coup j'ai arrêté de participer aux ateliers d'arthérapie que je suivais depuis deux ans. J'ai lu depuis que, d'après les curanderos, ce qui se passe en rêve est au moins aussi important ce que l'on fait à l'état de veille. J'ai alors compris que toutes les scènes de boulimie rêvées pendant ce séjour ne m'avaient pas aidée. A présent, la fringale me harponne encore de temps en temps mais je m'efforce d'éviter le sucre, et me régale en me préparant des repas sains et nourrissants. Je me prépare peu à peu à me passer de chocolat pendant un mois entier, pour renforcer ma résistance. En attendant, mon physique s'est affiné, mon teint s'est rafraîchi et je reprends confiance en moi. Peut-être ai-je perdu une partie des effets de ma cure en me lâchant sur les sucreries, mais n'en ai pas anéanti tous les acquis.
Pour ce qui est de l'amour, je ne l'ai pas encore trouvé (la prédiction de Paulette s'est décidément avérée erronée) mais je n'ai plus honte de le chercher. J'hésite encore parfois de me laisser aller mais j'espère trouver un homme qui accepte de soutenir ma recherche de l'épanouissement, ça m'aidera.
Bien souvent, mon entourage me fait prendre conscience des changements. Paulette n'en revient pas de me voir si souvent en jupe et légèrement maquillée, plus soignée et élégante qu'avant ; d'autres copains me trouvent radicalement plus détendue et ouverte. Parfois, ce sont des lectures qui m'aident à approfondir la compréhension du chemin parcouru, notamment vis-à-vis de la configuration familiale. Certes, j'ai grandi dans une famille de fous, bercée de violence psychologique, parfois même physique et sexuelle, mais cette situation m'a obligée à la transformation, à aller rechercher ailleurs des références solides et sérieuses. Ce séjour m'en a apporté quelques unes. A présent, je maintiens une distance plus juste et surtout mieux assumée. Exprimer mes désaccords sans violence et me passer de leur approbation et même de leur avis devient plus aisé.
Et peu à peu je me redécouvre des dispositions longtemps ensevelies : optimisme et détermination, rigueur et créativité, affection et altruisme mais aussi mieux centrée sur mes besoins quand je le juge nécessaire. Cela dit, je reste assez fofolle et virulente, je dis plus facilement ce que je sens et continue de m'appliquer à le faire. Bien sûr, je ne vis pas sur un petit nuage rose à l'abri de toute contrariété -ce n'était pas mon but, d'ailleurs. Je n'apprécie toujours pas le manque de respect et reste en désaccord avec les injustices si ordinaires. Je ne suis pas devenue insensible et n'ai nullement l'intention de me blinder contre la malveillance et l'indifférence, mais je me sens mieux à même de rester maîtresse de mes émotions, de réagir et répondre de façon équilibrée. Si les conflits et les déceptions me déstabilisent parfois, je me relève plus vite et plus facilement qu'avant, et je tâche de me servir des expériences pour continuer d'évoluer.
Certes, je n'ai pas tout résolu et je prévois de retourner prochainement en Amazonie, pour approfondir le nettoyage corporel et l'élargissement de la conscience. Mais on peut me demander si je suis heureuse, et aujourd'hui je réponds sans hésiter : oui ! Alors que je concevais le bonheur comme des moments fugitifs et rares, je le vois dorénavant comme un fond paisible et solide, la conscience acquise d'avoir une chance inouie, qui n'est plus détruite ou gâchée par les expériences négatives, qu'elles soient récentes ou anciennes.

Voilà. Cette précieuse expérience a été un tournant radical dans une existence mouvementée, et il me fallait transmettre ce message salutaire. Mon dernier mot sera pour dire un grand merci aux plantes et aux guérisseurs, et leur souhaiter une longue et belle vie.